Apprendre à assumer fraternellement nos complexités
Chronique de Bernard Ginisty du 15 janvier 2025
Depuis plusieurs années, nous assistons à ce que l’on peut appeler, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Frédéric Nietzsche, à un « crépuscule des idoles » dans le monde catholique. Dès le début de son pontificat, le pape François avait perçu l’émergence de ce moment critique : « Depuis le concile Vatican II, nous avons eu des idéologies révolutionnaires suivies d’idéologies restaurationistes Dans tous les cas, ce qui les caractérise, c’est la rigidité. La rigidité est le signe du mauvais esprit qui cache quelque chose. Ce qui est caché peut ne pas être révélé pendant longtemps, jusqu’à ce qu’un scandale éclate. Ces dernières années, nous avons vu finir une quantité non négligeable de groupes dans l’Église – des mouvements toujours marqués par leur rigidité et leur autoritarisme. Les dirigeants et les autres membres se présentaient comme des restaurateurs de la doctrine et de l’Église, mais ce que nous apprenons plus tard de leur vie nous dit le contraire. Tôt ou tard, il y aura une révélation choquante concernant le sexe, l’argent et le contrôle des esprits » (1). Jean Vanier, Marthe Robin, les Frères dominicains Philippe, un certain nombre de « bergers » charismatiques et aujourd’hui, l’Abbé Pierre , presque canonisés de leur vivant,illustrent ce propos (2)
Peut-être faut-il s’interroger sur le contexte médiatique, friand à la fois de mise en scène de personnages sublimes et de leur déconstruction. Pour reprendre un alexandrin de Racine dans Britannicus, ils ne méritaient probablement « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité ». Plus fondamentalement, nous avons la tentation de peupler l’histoire et la société d’anges ou de démons pour échapper à notre condition humaine.
Sur ce point Blaise Pascal est un maitre en lucidité pour nous éviter ces dérives: « C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu (…) Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. (…) L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ». Dès lors il prend ses distances avec les dévots des « pères spirituels » comme avec les inquisiteurs, leur demandant de rester « ceux qui cherchent » : « Je blâme également, et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui reprennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant » (3).
En ces temps où trop de responsables et de médiassont en quête de boucs émissaires pour expliquer ce qui va mal, ces propos me paraissent d’une grande actualité. La tentation de diaboliser l’autre, pour extérioriser le mal que l’on porte en soi, constitue le risque majeur de toute politique qui se veut généreuse.La pensée binaire qui divise le monde en bien et mal, en vrai et faux, en vice et vertu reste une pensée infantile incapable d’assumer la complexité et l’ambiguïté de l’être humain. Pour éviter ces impasses, le philosophe Emmanuel Lévinas nous invite à quitter les catéchismes religieux ou idéologiques, pour lesquels à chaque question il y aurait uneseule bonne réponse : « Il se trouve – et c’est là la grande sagesse qui anime le Talmud – que les principes généraux et généreux peuvent s’intervertir dans l’application. Toute pensée généreuse est menacée par son stalinisme. La grande force de la casuistique du Talmud, c’est d’être la discipline spéciale qui cherche dans le particulier le moment précis où le principe général court le danger de devenir son propre contraire, qui surveille le général à partir du particulier. Cela nous préserve de l’idéologie. L’idéologie, c’est la générosité et la clarté du principe qui n’ont pas tenu compte de l’inversion qui guette ce principe généreux : le Talmud, c’est la lutte avec l’Ange » (4). Cette pensée talmudique pourra nous éviter de peupler notre univers mental d’anges ou de démons, pour nous ouvrir à la grande fraternité des hommes capables de partager humblement leur complexité.
- Pape FRANCOIS : Un temps pour changer. Conversations avec Austen Ivereigh, éditions Flammarion, 2020, pages 84-85.
- Cf Céline HOYEAU : La Trahison des pères. Emprise et abus des fondateurs des communautés nouvelles, éditions Bayard 2021 ; Conrad DE MEESTER : La fraude mystique de Marthe Robin, éditions Le Cerf, 2020 ; Tangi CAVALIN : L’Affaire. Les dominicains face aux scandales des frères Philippe, éditions Le Cerf 2023
- Blaise PASCAL : Pensées, in Oeuvres complètes de Pascal, bibliothèque de La Pléiade, éditions Gallimard, 1957, pages 1170-1171
- Emmanuel LEVINAS : L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, éditions de Minuit, x1986, pages 98-99