L’incertitude cultivée
Conférence aux journées d’Etudes sur la déontologie organisées par la Société Française de Gestalt à la Grande Motte en mars 2011
Publié dans la Revue GESTALT n°40, décembre 2011, pages 79 à 86
Les organisateurs de ces journées m’ont sollicité pour y participer à titre d’observateur et vous restituer, au terme de cette rencontre, les réflexions suscitées par vos travaux. Je vais donc vous dire ce que j’ai retenu de vos débats et dans quelle mesure ils me paraissent rejoindre des problématiques contemporaines. Ayant été présenté comme « philosophe », je me réfèrerai à l’esprit de cette discipline qui, pour moi, ne consiste pas à trouver de nouvelles réponses à des questions cent fois posées, mais à «interroger les questions », c’est-à-dire la philosophie implicite avec laquelle on les construit. C’est ainsi d’ailleurs qu’Emmanuel Levinas définit le travail philosophique :
« La philosophie permet à l’homme de s’interroger sur ce qu’il dit et sur ce qu’on se dit en pensant. Ne plus se laisser bercer ni griser par le rythme des mots et les généralités qu’ils désignent, mais s’ouvrir à l’unicité de l’unique dans ce réel, c’est-à-dire à l’unicité d’autrui. C’est-à-dire, en fin de compte, à l’amour. Déjà, le philosophe Alain nous mettait en garde contre tout ce qui, dans notre civilisation prétendument lucide, nous venait des « marchands de sommeil ». Philosophie comme insomnie, comme éveil nouveau au sein des évidences qui marquent déjà l’éveil, mais sont encore et toujours des rêves. L’éveil est je crois le propre de l’homme ».
Dans un texte où il reconnaît l’influence de la pensée de Sartre perçue par lui comme un message d’espoir « pour toute une génération grandie sous les fatalités », il écrit ceci : « une nouvelle philosophie, c’est avant tout la parole rendue à ceux qui l’ont perdue dans la rhétorique où sombrent les grands projets ». C’est dire que toute philosophie naît, comme Platon l’affirme après Socrate, de l’étonnement. Et j’ai cru comprendre, au fil de vos débats, que cette capacité d’étonnement vous paraissait essentielle.
1 – « Immersion » et/ou « Mise en bouche »
Le programme écrit de vos journées définissait la première séance du samedi matin comme une « immersion dans le thème ». Or, dans la présentation orale faite, un responsable n’a plus parlé « d’immersion », mais de « mise en bouche » ! Vous me permettrez de rebondir sur ces deux expressions qui me paraissent illustrer deux dimensions de vos pratiques. L’une évoque une « immersion » dans les problèmes de votre client, au risque de vous perdre. L’autre, une précautionneuse « mise en bouche » mitonnée d’instruments scientifiques et juridiques aseptisés, pour rester maître de la situation au risque d’oublier toute empathie. Pour éclairer cette double exigence de compréhension profonde de votre client et d’une authentique pratique professionnelle, je ferai ici encore appel à Levinas à travers deux thèmes qui parcourent son œuvre.
11 – La « caresse ».
A travers ce mot, Levinas tente d’échapper à l’enfermement de la réalité par les concepts tout en refusant l’abandon fusionnel avec le réel. Le mode d’approche de « la caresse » lui paraît éviter ce double écueil :
« La caresse est un mode d’être du sujet, où le sujet, dans le contact d’un autre, va au-delà de ce contact (…). Cette recherche de la caresse en constitue l’essence par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. Ce « ne pas savoir », ce désordonné fondamental en est l’essentiel. Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. La caresse est l’attente de cet avenir pur, sans contenu (…). Si on pouvait posséder, saisir et connaître l’autre, il ne serait plus l’autre. Posséder, connaître, saisir sont les synonymes du pouvoir ».
12 – « Sagesse de l’amour »
Dans cette étape de la vie de votre association, vous souhaitez que l’adoption d’une charte ne conduise pas à une institutionnalisation ignorant l’événement unique que constitue toute relation authentique. C’est ce que Levinas appelle « la sagesse de l’amour » qu’il explicite ainsi : « Il s’agit toujours dans cette sagesse, de préserver le visage de l’autre homme et son commandement dans les rigueurs de la justice reposant sur la connaissance complète et sincère, et derrière les formes du savoir qui, dans la pensée occidentale, passent pour ontologiquement ultimes. De préserver ou de revendiquer dans un ordre toujours à refaire. (…) Voilà, derrière la raison à logique universelle, la sagesse qui toujours l’écoute, mais aussi l’inquiète, et parfois la renouvelle ».
Ainsi, votre pratique se définit plus comme l’aventure d’une caresse que l’enfermement dans un concept. Elle pourrait se définir par l’expression « l’incertitude cultivée » qu’une praticienne de la Gestalt définit ainsi : « Au lieu de vivre l’incertitude dans un état naïf et improductif qui pourrait nous désorienter, essayons de cultiver notre incertitude ! (…) Cela nous avertit de ne pas attribuer unilatéralement des significations et nous incite à considérer notre client comme un véritable compagnon dans le processus thérapeutique »
2 – La problématique éthique.
Je rappelle le titre que vous avez donné à vos journées : « l’éthique de nos pratiques : à quoi sert la déontologie ? ». Cette éthique passe par la confrontation des points de vue des différents acteurs de votre métier : le client, le thérapeute, l’environnement juridique et sociétal, la communauté des « gestaltistes ». Il ne s’agit donc pas de décider souverainement du bien et du mal, mais de progresser dans une éthique où l’on balise ensemble ce qui est intolérable et l’on maintient ouvert la dynamique du sujet.
21 – La crise, l’intolérable et l’engagement
Dans la préface à la réédition des Ecrits sur le personnalisme d’Emmanuel Mounier, Paul Ricœur analyse comment ce personnalisme auquel il a été très attaché a été emporté dans la débâcle de ce qu’il appelle « la constellation des –ismes ». « Du coup, écrit-il, l’idée d’un règne à trois : « personnalisme-existentialisme-marxisme », si souvent tenue par Mounier comme caractéristique durable d’une époque, prend aujourd’hui figure d’illusion ». Dans cette situation de suspicion généralisée contre tous les systèmes qui ont prétendu définir la totalité de l’humain, Ricœur ouvre une nouvelle voie à la réflexion : « Comment parler de la personne sans le support du personnalisme ? Je ne vois pour ma part qu’une réponse : elle consiste à donner un statut épistémologique approprié à ce que j’appelle, avec Eric Weil, une « attitude ». Nous avons appris d’Eric Weil que toutes les catégories nouvelles naissent d’attitudes qui sont prises dans la vie et qui, par la sorte de précompréhension qui leur est attachée, orientent la recherche de nouveaux concepts ».
Cette réflexion amène Ricœur à repérer ce qu’il appelle « une attitude personne » qu’il caractérise par trois critères distinctifs : la crise, la perception de l’intolérable et l’engagement. Dans cet itinéraire, la crise est « le repère essentiel », c’est le moment où « l’ordre établi bascule » et où « je ne sais plus quelle hiérarchie stable des valeurs peut guider mes préférences ». Et c’est bien le plus souvent au moment où cette crise est le plus douloureusement vécue que le client prend contact avec vous. Mais, dans ce moment du crépuscule des certitudes et des systèmes, on découvre qu’il y a de « l’intolérable ». Ainsi pour beaucoup de militants, l’engagement dans des organisations qui luttent contre la torture, le racisme, la faim, l’exclusion, le chômage est devenu le chemin vers la conscientisation politique. Ricœur conclut ainsi son analyse : « La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme de fuyard ou de spectateur désintéressé, en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant ».
22 – Pour une praxis authentique.
A plusieurs reprises, dans vos débats, est revenue la question de l’authenticité dans votre pratique thérapeutique : comment être impliqué et garder le recul nécessaire ? Comment ne pas refouler son ressenti et ne pas annexer l’histoire du client dans sa propre histoire ? Vous avez évoqué, à propos de votre charte, l’ambiguïté de ce que certains ont appelé « la force tranquille du cadre ». Elle constitue un repère et une protection pour le thérapeute, le client et la profession. Mais elle est aussi un risque de normalisation, voire peut-être de « chasse aux sorcières » au sein de la profession. En tout état de cause, vous avez reconnu que la charte ne dédouane personne de son exigence éthique.
Au moment où les évolutions sociétales conduisent votre profession à s’institutionnaliser davantage, peut-être ne faut-il pas oublier que seule la gratuité créatrice donne vie aux institutions comme le note le philosophe libanais René Habachi : « Que l’organisation n’endorme pas l’inspiration, que l’institution n’abrite pas le manque d’imagination, que la raison ne stérilise pas la grâce et que la justice ne tue pas le don. Et surtout que l’existence d’une organisation ne dispense pas la gratuité de se frayer de nouvelles issues ».
Dès lors, votre Charte ne constitue pas de nouvelles Tables de la Loi, mais le moment d’un processus permanent de va et vient entre la pratique issue de vos réflexions et les réflexions issues de vos pratiques. C’est le sens profond du mot praxis qui remplace le rapport hiérarchique entre la théorie et la pratique par un rapport dialectique qui pose que la pratique peut aussi être source de théorie. Cornélius Castoriadis a particulièrement développé cet aspect :
« Nous appelons praxis ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie. La vraie politique, la vraie pédagogie, la vraie médecine, pour autant qu’elles aient jamais existé, appartiennent à la praxis. (…) Dans la praxis, l’autonomie des autres n’est pas une fin, elle est, sans jeu de mots, un commencement. (…) La praxis est certes une activité consciente et ne peut exister que dans la lucidité ; mais elle est tout autre chose que l’application d’un savoir préalable. Elle s’appuie sur un savoir, mais celui-ci est toujours fragmentaire et provisoire ; il est fragmentaire, car il ne peut pas y avoir une théorie exhaustive de l’homme et de l’histoire ; il est provisoire car la praxis elle même fait surgir constamment un nouveau savoir, car elle fait parler le monde dans un langage à la fois singulier et universel. ».
23 – Au service de la « métamorphose ».
Beaucoup de vos débats ont porté sur la distinction entre « influence » et « manipulation ». L’exposé de Patrice Ranjart a contribué à d’utiles clarifications sur les différentes manifestations de l’action sur autrui : ordre, décision, conseil, suggestion. Il s’est situé d’emblée au cœur de la question de savoir si l’on inscrit l’autre dans un projet supposé être pour son bien et qui lui vient de l’extérieur ou si l’on tente de l’aider à reprendre un contact lucide et libéré avec sa propre histoire. Cette problématique rejoint celle qu’Edgar Morin développe dans un récent ouvrage où il propose de remplacer la notion de « révolution » par celle de « métamorphose » comme fil conducteur des évolutions personnelles et sociétales : « La notion de métamorphose est plus riche que celle de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, des cultures, du legs de pensées et de sagesses de l’humanité). On ne peut en prévoir les modalités ni les formes : tout changement d’échelle entraine un surgissement créateur. (…) Nous ne pouvons concevoir encore le visage de la société-monde qui se dégagerait de la métamorphose ».
Dès lors, servir la métamorphose, c’est travailler à réveiller en chacun ses capacités créatrices au lieu de l’inscrire dans des savoirs tout faits qui prétendraient l’expliquer.
3 – Le thérapeute gestaltiste dans la Cité
A la fin de ces journées, vous avez interrogé les « fondateurs » sur ce qui leur paraissait le plus essentiel dans la situation actuelle. J’ai été très particulièrement frappé par le fait que loin de s’enclore dans une spécialité qui les mettrait à part ou de s’enfermer dans le colloque singulier avec le client, ils ont insisté sur la nécessaire présence des thérapeutes gestaltistes dans la cité. Ainsi, Marie Petit avouait : « Si c’était à refaire, je ferai de la politique, mais autrement que celle que l’on constate aujourd’hui ». Jean-Marie Robine milite pour que votre mouvement, après les phases de réunions associatives et de développements théoriques et pratiques, passe à une troisième étape, celle de « la présence dans la cité ». Quant à Serge Ginger, questionné par Gonzague Masquelier sur son lit d’hôpital, il affirme la nécessité de « pénétrer toutes les institutions de la société ».
Dans une culture émiettée dans d’innombrables savoirs et expertises, la capacité des femmes et des hommes de participer à leur avenir est une question primordiale. C’est tout simplement celle de la démocratie. Devrons-nous nous résigner à l’abandon de notre avenir au despotisme éclairé d’experts bienveillants qui savent mieux que nous quel est notre bien Ou alors, modestement mais fermement, travailler à ce que chacun retrouve en lui ses capacités créatrices. La Gestalt, par son insistance à faire éclore la parole de chacun dans un va et vient permanent entre théorie et pratique, me paraît être un lieu de ce bouillonnement créatif préliminaire à toute « métamorphose » qu’Edgar Morin caractérise ainsi :
« Notre époque devrait être, comme le fut la Renaissance, et plus encore qu’elle, l’occasion d’une reproblématisation généralisée. Tout est à repenser. Tout est à commencer.
Tout, en fait, a déjà commencé, mais sans qu’on le sache. Nous en sommes au stade des préliminaires modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Il existe déjà, sur tous les continents, en toutes les nations, des bouillonnements créatifs, une multitude d’initiatives locales dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou existentielle. Mais tout ce qui devrait être relié est dispersé, séparé, compartimenté. Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne le dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. Il s’agit de les reconnaître, de les recenser, de les collationner, de les répertorier afin d’ouvrir une pluralité de chemins réformateurs. Ce sont ces voies multiples qui pourront, en se développant conjointement, se conjuguer pour former la Voie nouvelle, laquelle décomposera la voie que nous suivons et nous dirigera vers l’encore invisible et inconcevable métamorphose.
Le salut a commencé par la base »
A l’heure où la crise génère le retour des fondamentalismes et des crispations identitaires, nul doute que le travail « d’incertitude cultivée » par lequel F. Staemmler définit la Gestalt ne soit particulièrement d’actualité.
Emmanuel LEVINAS : Les imprévus de l’histoire. Éditions Fata Morgana, 1994, pages 199-200
2 Idem, page 149
3Emmanuel LEVINAS : Le temps et l’autre. Presses Universitaires de France, 1985, pages 82-84
4 Emmanuel LEVINAS : A l’heure des nations. Editions de Minuit, 1988, page 207
5 Cf F. STAEMMLER : Cultiver l’incertitude. Editions L’Exprimerie, 2003
6 Elvira DUENAS JURADO : Se découvrir, se rencontrer, se déplier. Une esthétique de la présence. In La psychothérapie comme esthétique. Ouvrage collectif sous la direction de Jean-Marie ROBINE. Editions l’Exprimerie, 2006, page 127
7 Paul RICOEUR : Préface à l’ouvrage d’Emmanuel MOUNIER : Ecrits sur le personnalisme. Editions du Seuil, Collection Points Essais, 2000, pages 7-14
8 René HABACHI : Théophanie de la gratuité. Editions Anne Sigier, 1986, page 183
9 Cornelius CASTORIADIS : L’institution imaginaire de la société. Editions du Seuil, 1975, pages 104-105
10 Edgar MORIN : La Voie. Pour l’avenir de l’humanité. Editions Fayard, 2011, pages 32-33
11 C’est déjà ce que dénonçait NIETZSCHE à la fin du XIXe siècle : « Le rude ilotisme auquel l’effrayante étendue des sciences a condamné de nos jours chaque individu est une des raisons principales qui font que des natures plus pleines, plus riches, plus profondes, ne trouvent plus d’éducation ni d’éducateurs à leur mesure. Ce dont notre culture souffre le plus, c’est d’une pléthore de tâcherons arrogants, d’humanités fragmentées » Friedrich NIETZSCHE : Le Crépuscule des idoles in Oeuvres philosophiques complètes, tome VIII, Editions Gallimard Paris 1974, p.103
12 Edgar MORIN : op. cit. Page 34
Résumé de l’article :
Les organisateurs des journées de la Grande-Motte ont demandé à l’auteur d’y assister à titre d’observateur pour restituer aux participants les réflexions suscitées par ces travaux. Il porte un regard philosophique sur une pratique qui vise « l’immersion » dans la problématique d’autrui dans le respect total de son altérité. Il replace cette démarche dans une globalité historique, personnelle et politique qui conduit à une praxis authentique. Cette attitude engendre une « métamorphose » plutôt qu’une « révolution ». En s’engageant dans la cité, les Gestalt thérapeutes, porteurs de cette attitude, participent à créer les conditions d’une vraie démocratie.
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Air du temps – Revue N°28 – Mars 2014
Résister au bavardage médiatique
Etre informés de tout, très vite, presque en temps réel. Les nouveaux médias sont formidables de nous faire croire que nous possédons ainsi le savoir. La moindre petite phrase est montée en épingle. Comment s’y retrouve-ton ? Bernard Ginisty nous propose un acte de résistance spirituelle pour faire sortir le sens profond de l’actualité.
Par Bernard Ginisty[1]
L’information sur la vie privée du Président de la République française, reprise par la presse mondiale, ne vient pas d’un journal ou d’un hebdomadaire connu pour son travail d’investigation, mais de Closer qui se définit comme le magazine « des stars et des news people en live » ! Cette course à l’événement devient un des éléments de base de la santé économique d’une publication. Closer a procédé à un nouveau tirage de 150 000 exemplaires du magazine. Mais il n’est pas le seul. « André Fontaine, directeur du journal Le Monde de l’époque, pourra même avoir cette exclamation largement colportée dans toute son ambiguïté : c’est le Rainbow Warrior qui a sauvé Le Monde »[2] !
On peut ainsi faire toute l’histoire du journalisme né du rude combat pour promouvoir la liberté d’expression et ôter aux puissants le monopole de l’information. Au cours de la troisimène République les titres se multiplièrent car un des signes extérieurs de réussite d’un homme politique se manifestait par lla création d’un journal. Aujourd’hui, l’aspect entrepreneurial de la presse devient fondamental et conduit peu à peu des grands groupes à prendre le contrôle des medias. L’historien Patrick Eveno tire la conclusion de cette situation dans son ouvrage sur la Presse quotidienne nationale[3] : « Il faut s’occuper des lecteurs, faire du business et du marketing, envisager enfin que la presse est une industrie avant d’être un sacerdoce ».
Avec l’apparition du numérique c’est la vitesse de l’information qui est encore plus privilégiée. Dans ses Mémoires Hervé Bourges qui fut un des premiers rédacteurs en chef de l’hebdomadaire Témoignage Chrétien fait le bilan de l’évolution d’un métier qu’il a connu depuis le militantisme de la lutte contre la guerre d’Algérie jusqu’à la présidence d’une grande chaîne de télévision, puis du CSA. Il s’interroge longuement sur les dérives d’une information marquée par «la rapidité, la caducité, la brièveté » pour conclure : « la déontologie des journalistes passe donc aujourd’hui par un acte de résistance délibéré contre ces nouvelles contraintes temporelles dictées par les nouveaux medias »[4].
Peut-être nous faut-il réfléchir davantage sur la rupture qui s’annonce. Ainsi, à l’heure où internet et la télévision nous donnent l’illusion de vivre en « temps réel » l’actualité du monde, le passage à l’écrit deviendrait secondaire. La société marchande est en train de nous transformer en consommateurs de « news » et risque de conduire à ce qu’annonçait Georges Bernanos : « Être informés de tout et condamnés ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles »[5]. Le rapport à l’écrit reste l’outil indispensable à la réflexion critique sur l’événement. En effet, comme l’écrit Emmanuel Mounier, l’événement “ par violence nous pénètre et nous emporte et nous jette transfigurés là où ne savions pas aller quand nous composions des chemins”[6].
Les informaticiens ont lancé l’expression temps réel pour afficher la volonté de réduire à néant le temps qui sépare un événement de sa traduction symbolique dans un langage et de sa communication à autrui. Une démocratie ne peut fonctionner que si l’émotion télévisuelle et l’illusion informatique du temps réel ne balayent pas le travail critique de la lecture de l’événement.
Dans un ouvrage particulièrement incisif, l’ancien vice-Président des Etats Unis, Al Gore analyse comment la perte du rapport à l’écrit est une des sources de la crise de la démocratie dans son pays. Évoquant le temps record que les Américains passent devant l’écran de télévision, Al Gore fait le constat suivant : « Celui qui passe quotidiennement quatre heures et demie devant la télévision aura vraisemblablement un modèle de fonctionnement cérébral fort dissemblable de celui qui lit pendant quatre heures et demie » et il poursuit : « L’axiome bien connu qui préside aux journaux télévisés locaux est « Plus çà saigne et plus ça paye ». (Ce à quoi certains journalistes désabusés ajoutent « plus tu penses et plus tu crains ») »[7].
C’est aujourd’hui un travail non seulement citoyen, mais spirituel, de résister au bavardage médiatique qui nous transforme en spectateurs irresponsables d’un feuilleton dont il faut sans cesse trouver des rebondissements. Ce va et vient permanent entre la construction d’idoles journalistiques et le récit de leur chute, s’il fait vivre des magazines, nous enferme dans de l’imaginaire. Les anthropologues nous apprennent que l’apparition de l’ordre de l’humain se traduit par le passage de la réponse du « temps réel » de l’instinct à un « temps différé », où l’être vivant introduit une question là où l’instinct suffisait à le réguler. La vitesse de réaction fait alors place au temps de la réflexion. C’est d’ailleurs ce à quoi les grands spirituels nous invitent : non seulement accueillir l’événement, mais prendre le temps de le relire pour qu’apparaisse sa signification profonde.
14/01/2014
[1] Bernard Ginisty, de formation philosophique, a exercé pendant plus de 20 ans des responsabilités nationales dans la formation des travailleurs sociaux. Il a été pendant cinq ans directeur de l’hebdomadaire Témoignage Chrétien et, à ce titre, cofondateur de l’association ATTAC. Il a enseigné à la Faculté des Sciences Sociales et Economiques de l’Institut Catholique de Paris. Par ailleurs, il a présidé la “Maison des chômeurs et de la citoyenneté sociale” à Toulouse.
[2] Patrick CHAMPAGNE : Le médiateur entre deux Monde Le journalisme à l’économie in Actes de la recherche en sciences sociales, 131-132, mars 2000 p.14. L’affaire du Rainbow Warrior est une opération commanditée par François Mitterrand à laquelle le gouvernement et les services secrets français prennent part, en 1985, en coulant le navire amiral de l’organisation écologiste Greenpeace, le Rainbow Warrior, qui faisait route versMururoa pour protester contre les essais nucléaires français. Le photographe Fernando Pereira périt dans le naufrage. C’est une enquête du journal Le Monde qui lança l’information sur cet événement.
[3] Patrick EVENO : La Presse quotidienne nationale : fin de partie ou renouveau. Éditions Vuibert 2007
[4] Hervé BOURGES : De mémoire d’éléphant Editions Grasset Paris 2000
[5] Georges BERNANOS : La France contre les robots in Essais et écrits de combats Tome 2, Gallimard, collection La Pléiade, 1995, page 1051
[6] Emmanuel MOUNIER : Refaire la Renaissance Editions du Seuil, collection Points Essais 2000, page 78
[7] Al GORE : La Raison assiégée. Editions du Seuil, 2008, page 29. Analysant le journalisme états-unien, il écrit: « La profession journalistique s’est transformée en business de l’information, pour devenir peu à peu l’industrie médiatique qui est désormais presque uniquement la propriété des grands groupes. Le philosophe allemand Jürgen Habermas voit en ce phénomène la « reféodalisation de la sphère publique » page 26
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Nietzsche, le philosophe dont « le rire est une action »
Intervention de Bernard Ginisty à la réunion du GREP au Toulouse Business School le 17 juin 2015
Le 25 août 1900, s’éteignait Friedrich Nietzsche. Il avait 56 ans. Celui qui avait signé ses dernières lettres Dionysos et le Crucifié s’était effondré dans la maladie onze ans auparavant. Peu de philosophes ont plus intensément ressenti l’exigence d’explorer les possibilités de penser et de vivre, au risque, comme il le pressentait, de se détruire. Le 14 août 1881, il écrivait à son ami Peter Gast : « Ah, ami, parfois le pressentiment me traverse l’esprit, que je mène en somme une vie très dangereuse, car je suis de ces machines qui peuvent exploser ».
Né en 1844 en Prusse d’un père pasteur luthérien et d’une mère très piétiste, il perd son père à l’âge de 5 ans et à 6 ans son frère Ludwig. Sa famille se réduit alors à sa mère et à sa sœur Elisabeth. Il reçoit une éducation religieuse rigoureuse au collège de Pforta. Il pensera un moment de venir pasteur mais choisit finalement de faire des études de philologie au lieu de la théologie. Il se voit offrir une chaire de philologie grecque, à 24 ans, à l’université de Bâle. Il fréquente le couple Richard Wagner et sa femme Cosima, avant qu’il ne rompe bruyamment avec Wagner A 30 ans, il est atteint de maladies douloureuses qui l’amènent à démissionner de l’université en 1879. Il commence alors une vie errante dans la solitude. Dans son œuvre, il poursuit son combat contre un christianisme qui lui paraît une religion de la décadence.
Fils de pasteur destiné à être pasteur, Nietzsche s’est voulu « l’athée de rigueur » philosophant, comme il dit, « par le rire et à coup de marteau » contre les défigurations idolâtres du christianisme. “ Jésus opposait à cette vie ordinaire une vie réelle, une vie en vérité: rien n’est plus éloigné de lui que le non-sens grossier d’un « Pierre éternisé », d’une éternelle prolongation de la personne. Ce qu’il combat, c’est cette manière pour la « personne » de faire l’important » Dans notre société où le bavardage médiatique a réduit la confrontation du christianisme et de la modernité à des questions de morale sexuelle, lire Nietzsche permet de situer le débat à un autre niveau.
La violence des condamnations du Christianisme qui se lisent dans ses ouvrages comme L’Antéchrist, Le Crépuscule des idoles ou Ecce Homo traduit une démarche radicale à partir du Christianisme et non un rejet pur et simple de toute transcendance religieuse. : « Nous ne sommes plus chrétiens : en grandissant nous sommes sortis du christianisme, non parce que nous avions séjourné trop loin, mais trop près de lui, et plus encore parce que nous avons grandi à partir de racines chrétiennes – c’est précisément une piété plus sévère et plus exigeante qui nous interdit aujourd’hui d’être encore chrétien ».
On comprend alors l’analyse de Lou Andréas Salomé qui fut le grand amour impossible de Nietzche. Elle écrit ceci dans son Journal : « Tout au début de mes relations avec Nietzsche, alors que j’étais en Italie, j’écrivis un jour à Malvida qu’il avait une nature religieuse, ce qui la laissa très sceptique. Aujourd’hui, je soulignerais doublement cette formule. Le caractère fondamentalement religieux de nos natures est notre point commun, et peut-être est-il si prononcé en nous parce que nous sommes des libres penseurs dans toute l’acception du terme. Dans la libre pensée, le sentiment religieux ne peut pas se référer à quelque principe divin ou à un ciel dans lesquels les forces constitutives de la religion, telles que la faiblesse, la peur et la cupidité trouveraient leur compte. Dans la libre pensée, le besoin religieux créé par les religions – ce rejeton plus noble des formes particulières de la foi – abandonné en quelque sorte à lui-même, peut devenir la force héroïque de son être, le désir de se dévouer à une grande fin.
Il y a un trait héroïque dans le caractère de N., qui est l’essentiel en lui, c’est ce trait qui donne à l’ensemble de ses qualités et de ses pulsions leur caractère et leur unité. – Nous le verrons un jour apparaître comme le messager d’une nouvelle religion, une religion dont les disciples seront des héros.
Comme nos pensées et nos sentiments se ressemblent à ce sujet, comme nous nous volons littéralement les mots et les pensées de la bouche ! Pendant ces trois semaines nous nous tuons littéralement à parler environ 10 heures par jour. (…) Il est étrange que nos conversations nous mènent involontairement vers les gouffres, vers ces endroits vertigineux que l’on a sans doute déjà escaladés seul pour plonger son regard dans l’abîme. Nous avons toujours choisi les sentiers de chamois et si quelqu’un nous avait entendus, il aurait cru surprendre la conversation de deux diables ».
Ce pourfendeur d’idoles n’a pas seulement dénoncé la décadence du Christianisme, mais il a critiqué l’encyclopédisme scientiste qui caractérisait l’université allemande : « Représentons-nous maintenant le processus spirituel qui se trouve ainsi déclenché dans l’âme de l’homme moderne. Le savoir historique, alimenté par des sources intarissables, l’inonde et l’envahit toujours davantage, il est assailli de faits inconnus et incohérents, la mémoire ouvre toutes ses portes et n’est pas encore assez grande ouverte, la nature fait tout son possible pour accueillir, placer et honorer ces hôtes étrangers, mais ceux-ci sont en conflit les uns avec les autres, et il semble nécessaire de les maîtriser et de les contrôler, si l’on ne veut pas être soi-même victime de leurs luttes. (…) L’homme moderne finit par avoir l’estomac chargé d’une masse énorme de connaissances indigestes qui, comme il est dit dans le conte (de Grimm, l Loup et les sept petits chevreaux)., se heurtent et s’entrechoquent dans son ventre. Ce bruit révèle la caractéristique la plus intime de l’homme moderne : la remarquable opposition – inconnue aux peuples anciens – entre une intériorité à laquelle ne correspond aucune extériorité et une extériorité à laquelle ne correspond aucune intériorité. Le savoir, dont on se gave sans, le plus souvent, en éprouver la faim, parfois même malgré un besoin contraire, n’agit plus comme une force transformationnelle orientée vers le dehors, il reste dissimulé dans une certaine intériorité chaotique, que l’homme moderne désigne avec une certaine fierté comme sa « profondeur » spécifique. On dit alors qu’on possède le contenu, et qu’il ne manque plus que la forme ; mais c’est là, pour tout être vivant, une opposition totalement inappropriée. Et c’est justement parce que notre culture moderne ne peut absolument pas être comprise sans cette opposition, qu’elle ne constitue pas une réalité vivante, c’est-à-dire qu’elle n’est pas une véritable culture, mais seulement une sorte de savoir sur la culture. On s’en tient à l’idée de la culture, au sentiments de la culture, on ne s’engage pas dans une culture déterminée. En revanche, ce qu’on exprime réellement, ce qu’on manifeste au-dehors en actes visibles se réduit bien souvent à une froide convention, une pauvre imitation ou même une caricature grossière ».
On comprend alors qu’il ait pu écrire : « Le rude ilotisme auquel l’effrayante étendue des sciences a condamné de nos jours chaque individu est une des raisons principales qui font que des natures plus pleines, plus riches, plus profondes, ne trouvent plus d’éducation ni d’éducateurs à leur mesure. Ce dont notre culture souffre le plus, c’est d’une pléthore de tâcherons arrogants, d’humanités fragmentées « . Car, finalement, derrière la prétention scientiste, il n’y a, explique Nietzche, qu’une « naïveté immensément nigaude » : « . Chaque époque a sa propre, sa divine naïveté, qui fera l’envie des autres époques : et combien de naïveté, quelle naïveté adorable, puérile, immensément nigaude n’entre-t-il pas dans cette foi du savant en sa supériorité, dans la bonne conscience qu’il prend de sa tolérance, dans l’assurance aveugle et candide avec laquelle il traite instinctivement l’homme religieux d’individu inférieur qu’il a, pour sa part, dépassé de bien loin, – lui le petit nain prétentieux, le plébéien, le diligent ouvrier intellectuel et manuel des « idées », des « idées modernes ! ».
Nietzsche pensait qu’il ne serait compris qu’en l’an 2000. Nous y sommes et peut-être est-il temps de relire son œuvre, par delà les caricatures du philosophe dues entre autres à sa sœur antisémite dont il réprouve « l’incommensurable bassesse des instincts » . Exprimée le plus souvent sous forme d’aphorismes et de textes courts, sa pensée traduit un face à face sans concessions avec les idoles dont il démonte la généalogie et célèbre le crépuscule.
Lire Nietzsche, ce n’est pas entrer dans un système pour devenir nietzschéen, mais prendre le risque de l’aventure de la pensée. Il écrivait quelques mois avant de sombrer dans la maladie : « C’est mal récompenser son maître que de rester toujours disciple. Et pourquoi vous ne voudriez pas effeuiller ma couronne ? Vous me vénérez : mais qu’adviendra-t-il si un jour votre vénération penche ailleurs ou s’écroule ? Prenez garde ! Une statue pourrait vous écraser (…) Vous ne vous étiez pas encore cherchés : c’est alors que vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les fidèles et c’est pourquoi toute foi compte si peu. Maintenant je vous ordonne de me perdre et de vous trouver ; et ce n’est qu’après que vous m’aurez tous renié que je vous reviendrai ».
Pressentant les massacres et les désenchantements qui allaient jalonner l’histoire de l’Europe du XXe siècle, il écrit ces lignes fulgurantes: “ Nous autres sans-patrie nous sommes trop peu tentés de prendre part à cette débauche et à ce mensonge de l’auto-idolâtrie raciale qui aujourd’hui s’exhibe en Allemagne.(…) Nous sommes, en un mot de bons Européens […] à la fois issus du christianisme et antichrétiens, et précisément, parce que issus de lui, et que nos ancêtres étaient des chrétiens d’une probité chrétienne radicale, qui ont sacrifié volontairement leur bien, leur sang, leur état, leur patrie à leur foi. Nous autres – nous faisons de même. En faveur de quoi ? De notre incroyance ? De toute espèce d’incroyance ? Non, vous le savez beaucoup mieux, mes amis ! Le oui caché en vous est plus fort que tous les non et peut-être dont vous souffrez solidairement avec votre époque ; et si vous deviez gagner la mer, vous autres émigrants, ce qui vous y pousserait, vous aussi, serait encore une croyance ».
Cette invitation au voyage conduit vers l’enfance : “ Ô mes frères, non derrière vous doit regarder votre noblesse, mais au-delà de vous ! De tous les pays de vos pères et de vos aïeux vous devez être chassés ! C’est le pays de vos enfants que vous devez aimer ; que vous soit cet amour une noblesse nouvelle, l’inexploré dans la plus lointaine mer !» .
Il faut évoquer ici le fameux apologue qui ouvre les discours de Zarathoustra “ comment l’esprit devient chameau, et lion le chameau et pour finir, enfant le lion”. L’esprit se charge d’abord, tel un chameau, de quantités de pesanteur pour affronter la vie. L’intégration des savoirs le métamorphose en lion. Nietzsche nous dit la force et la limite de cette étape : “ Créer des valeurs neuves, le lion lui-même encore ne le peut » Reste alors la dernière métamorphose : “ Mais dites mes frères, que peut encore l’enfant que ne pourrait aussi le lion ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur encore se fasse enfant ? Innocence est l’enfant, et un oubli et un recommencement, un jeu, une roue qui d’elle-même tourne, un mouvement premier, un saint-dire Oui »
Dans ce texte frémissant, oscillant entre la foi en un mouvement premier de naissance et l’éternel retour du même, Nietzsche atteint les racines de la question spirituelle. Et c’est là que tout se joue. Chez Nietzsche ce thème de l’enfance bascule dans l’éternel retour tandis que la démarche des mystiques conduit à l’abandon à l’inénarrable gratuité de la grâce qui permet d’atteindre l’amour « par delà bien et mal ».
Dans le train qui ramena Nietzsche, après son effondrement, de Turin vers l’hôpital psychiatrique de Bâle, son ami Overbeck qui l’accompagnait l’entendit fredonner la barcarolle le Chant du Gondolier qu’il avait composée naguère :
« Hier dans la nuit brune
J’étais là debout près du pont…
Mon âme comme une harpe
Invisiblement touchée
Se chantait secrètement un chant de gondolier
Tremblante de bonheur chatoyant –
Mais quelqu’un l’a-t-il écoutée ? »
Bernard Ginisty
Ecrits depuis 2010