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Chroniques 2014

Les « Réseaux sociaux » ou la foire aux « amis »
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du  23 décembre 2014

Les possibilités infinies qu’offre internet font qu’aujourd’hui chacun d’entre nous peut disposer  «en temps réel» de la documentation mondiale que le plus grand érudit d’il y a 50 ans n’a jamais eu. Par ailleurs, les «réseaux sociaux» nous proposent de multiplier sans cesse nos «amis» au quatre coins de la planète. Ainsi, chacun  d’entre nous est un peu le «roi d’un monde» que l’écrivain et chercheur spirituel, René GUENON, appelle Le Règne de la Quantité (1). Un autre écrivain et chercheur spirituel, René DAUMAL, dans un roman initiatique intitulé La Grande Beuverie, déroule l’odyssée de l’homme moderne vers la quantité des savoirs. Au terme de son aventure, son héros déclare «Je sais tout, mais je n’y comprends rien» (2).
Peut-être faut-il se souvenir que la philosophie occidentale ne commence pas par une addition d’érudition et les travaux d’un chercheur en chambre, mais par les Dialogues de Platon. Dans ces textes, le cheminement vers la sagesse va de pair avec la socialité de l’amitié et le débat sur la chose publique. D’ailleurs, l’étymologie du mot «philosophie» peut se décliner aussi bien en «amitié de la sagesse» qu’en «sagesse de l’amitié». Il y a un rythme dans le travail vers la connaissance qui est celui de l’amitié. Dans ce rythme, le temps n’est pas celui de l’accumulation de savoirs et de relations, mais comme l’enseigne le renard du Petit Prince, celui de  «l’apprivoisement»: «On ne connaît que les choses qu’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point des marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise moi» (3). Je ne sais si ce qu’on appelle les «réseaux sociaux» veulent remplir la fonction de ces «marchands d’amis», mais il n’est pas insignifiant que l’inscription à ces réseaux  s’exprime par l’expression «avoir un compte».  L’importance des propos qui s’y tiennent se mesure au «buzz» qu’ils produisent et à la quantité de nouveaux «amis» qu’ils génèrent.
Le chemin de l’amitié, comme celui de la sagesse n’est pas celui des entassements de connaissances ou de relations que l’on pourrait «cliquer» à volonté sur un clavier d’ordinateur. C’est un itinéraire, un exode, jamais achevé qui se libère «des moyens que l’homme emploie pour savoir sans voir ni être vu, comprendre sans prendre ni donner, connaître sans naître ni mourir»(4). La rupture fondamentale entre les êtres ne passe pas par la quantité de leurs savoirs ou de leurs relations, mais par leur attitude dans la vie qui en fait soit des sédentaires arrivés et sécurisés soit des nomades capables d’accueillir le neuf  chaque matin. Il est aussi vain de vouloir consommer les propos des «sages» en s’épargnant le long chemin qui y conduit que de multiplier des «amis» en ignorant le temps de «l’apprivoisement». Les vrais amis sont ceux qui se rejoignent dans une aventure commune qui les dépasse. Cette conscience d’être toujours en route  ouvre à la fraternité  des pérégrinants, celle où vont de pair l’amitié et la sagesse.

(1) René GUENON : Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps Editions Gallimard,  1945
(2) René DAUMAL : La grande beuverie Editions Gallimard, 1973, page 124
(3) Antoine de SAINT EXUPERY : Le Petit Prince, chapitre XXI
(4) René DAUMAL : op.cit. pages 153-154

Les inégalités croissantes dans le monde
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 16 décembre 2014

L’OCDE (Organisation de Coopération et Développement économique) vient de publier un document de travail intitulé «Tendances de l’inégalité des revenus et son impact sur la croissance» (1) qui cherche à mesurer l’impact de l’accroissement des inégalités de revenu, actuellement le plus haut depuis trente ans, sur le fonctionnement de l’économie mondiale. Le rapport met en lumière un double mouvement: l’enrichissement croissant des plus riches et un appauvrissement accru des plus défavorisés. Selon l’OCDE, la hausse des inégalités pénalise la croissance, car elle compromet l’instruction et la mobilité. Elle aurait coûté 8,5 points de Produit Intérieur Brut (PIB) en 25 ans. Ainsi, dans de nombreux pays dits «avancés», la question de la pauvreté est revenue dans le débat politique. Tout cela se traduit par un accroissement non seulement du chômage, mais aussi des travailleurs pauvres. Dans son rapport annuel, le Secours Catholique signale qu’il accueille de plus en plus de personnes en situation de grande précarité alors qu’elles ont un travail. Transformer des chômeurs en travailleurs pauvres et précaires, c’est peut-être permettre des effets d’annonce sur la réduction du chômage, mais en aucun cas lutter contre la décomposition  du lien social.
En ces temps qu’il est convenu d’appeler «les fêtes», on peut évidemment choisir de ne pas parler de ce qui dérange. Les lumières de nos villes et les éclatants étalages de nos magasins, vitraux de la religion de la consommation, nous invitent à faire comme si tout allait bien. La logique économique qui conduit les médias à vivre principalement de publicité accentue encore l’opacité de cet écran de belles images sur la détresse de tant de nos concitoyens. A l’heure où le problème de l’insécurité devient une des préoccupations majeures des Français et des futurs candidats aux présidentielles, il ne faudrait pas oublier que la sécurité d’une société repose d’abord sur des valeurs et un sens partagés par la très grande majorité de cette société. Quand on accepte que la loi de la jungle règne sur l’économie, il ne faut pas s’étonner qu’elle ne tarde pas à apparaître dans nos villes et nos banlieues.
En 2012, l’UNICEF (Fonds des Nations Unies pour l’Enfance) publiait une étude sur l’inégalité mondiale (2) qui l’amenait aux conclusions suivantes: «Dans l’ensemble, l’extrême inégalité dans la répartition du revenu global devrait remettre en question le modèle actuel de développement, qui a principalement bénéficié aux plus riches. Il y a un besoin urgent de mettre l’égalité au cœur de l’agenda du développement. L’inégalité est dysfonctionnelle, inhibe la croissance économique et la stabilité démocratique. (…) Dans le contexte de la crise économique mondiale, ce rapport fait valoir que l’urgence de politiques équitables n’a jamais été aussi grande».
Cette situation risque de faire basculer nos sociétés dans ce que l’économiste Jacques Généreux appelle «l’inhumanité de «dissociétés» peuplées d’individus dressés les uns contre les autres». D’où, écrit-il, «l’urgence de la dépollution des esprits après deux ou trois décennies de lavage de cerveaux individualiste, consuméristes, «compétitiviste», fataliste (…) Notre survie et notre bien-être dépendent de la conversation que nous entretenons avec les autres pour bien vivre ensemble, c’est-à-dire, au sens vrai du terme, de la conversation politique» (3).

(1)Cf. Journal Le Monde du 10 décembre 2014 : Le fossé entre riches et pauvres n’a cessé de se creuser depuis trente ans, page une.
(2)UNICEF : L’inégalité mondiale. La répartition des revenus dans 141 pays août 2012 http://www.unicef.org
Jacques GENEREUX : La Dissociété, Editions du Seuil 2006, pages 443-446.
Démocratie et Spiritualité.
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 9 décembre 2014

La colonisation de l’espace politique par l’univers médiatique constitue aujourd’hui un des problèmes majeurs de notre vivre ensemble. La vie politique française ne cesse de se définir par une élection présidentielle qui, à peine achevée, entraîne déjà des supputations sur la prochaine. Et les medias se régalent des innombrables affaires dans lesquelles se débattent tel ou tel homme politique. Tout ceci ne peut qu’entraîner une irresponsabilité croissante des citoyens à qui l’on fait croire que la vie politique relève d’émissions du type Au théâtre ce soir  alors que la démocratie ne vit que de la prise de responsabilité du vivre ensemble par chaque citoyen.
En juin dernier, Maurice Bellet (1) a donné un long entretien sur la vie démocratique dans le cadre d’une journée de travail de l’association Chantier pour seconde humanité sur le thème: La démocratie sur le fil dans un monde en mutation (2). Dans une analyse particulièrement lucide de la crise, il constate: «A ce moment on n’a plus que le choix dont parlait Freud: ou bien c’est raide et çà fait des névrosés, ou bien c’est flou et çà fait des pervers. (…) Il y a urgence d’une manière d’être homme qui puisse être partagée et éviter les deux grands périls humains: le bunker et le marais». Aussi, avant de se focaliser sur les insuffisances des gouvernants, peut-être faut-il s’interroger sur nos attitudes oscillant entre la recherche de certitudes idéologiques partisanes et le zapping invertébré de la consommation politique télévisuelle.
La qualité de la démocratie dépend d’abord de la vitalité citoyenne de la population. La sagesse populaire dit bien que les peuples ont les gouvernants qu’ils méritent! Sur ce point, Maurice Bellet précise ainsi sa pensée: «ce qui va formater les gens, les tenir dans la soumission complète, c’est l’hyper, l’hypermarché. J’ai raconté l’histoire de l’utopie du supermarché total où les gens ne peuvent pas sortir. Ce n’est pas parce qu’on les maintient en prison qu’il sont empêchés de partir mais parce qu’ils sont tenus par leurs propres envies». Dès lors, le chemin passe par le travail de chacun pour percevoir ce qu’il appelle «le don propre» à partir duquel il peut penser sa place dans la société et ce qu’il en est de son désir.
Maurice Bellet se demande si les temps modernes «n’ont pas donné à la politique l’importance qu’autrefois on donnait à la religion. C’est-à-dire que ce qui serait le lieu du salut pour les humains serait précisément le politique qui pourrait l’instaurer». Cette dérive conduit aux impasses du totalitarisme politique suivis le plus souvent du désenchantement et du désinvestissement de l’espace public. Les sources spirituelles d’éthique et de sens sont essentielles au fonctionnement démocratique. Celui-ci s’enrichit dans la mesure où le citoyen accède à des sources spirituelles qui l’aident à s’assumer dans sa parole singulière. Mais parallèlement, si les institutions qui prétendent porter le spirituel ne vivent pas dans un univers démocratique, elles sont menacées par le fondamentalisme, l’intégrisme ou le sectarisme. Il y a donc une dialectique entre démocratie et spiritualité. C’est par un enracinement spirituel que l’être démocratique progressera, mais c’est par un surcroît de démocratie que les institutions qui ont mission d’éduquer à la spiritualité resteront fidèles à leur mission fondamentale (3).

(1) Site de Maurice Bellet <http://belletmaurice.blogspot.be>
(2)Cf. <http://chantier2ndhumanite.voila.net>
(3) L’Association Démocratie et Spiritualité  travaille depuis plus de 25 ans sur ces questions.  www.democratie-spiritualite.org: «La démocratie, qui reconnaît les différences en récusant mépris et inégalités, au sein d’une laïcité républicaine, est une réalité spirituelle en puissance. La spiritualité, qui ouvre à l’altérité et à la gratuité, avec ou sans Dieu, appelle une démocratie en acte».

L’Avent, temps d’éducation à la Présence.
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 2 décembre 2014

Avec l’Avent commence le cycle liturgique par lequel l’Eglise éduque le chrétien à habiter le temps. Alors que les rythmes sociétaux ne cessent de nous conduire à remplir consciencieusement les cases de nos agendas qui nous rassurent sur notre productivité («time is money») et le nombre de nos relations,  la spiritualité de l’Avent nous libère de cette frénésie de consommer le temps pour retrouver le sens de l’attente.
La liturgie n’est pas une pièce de théâtre où l’on jouerait un scénario écrit d’avance. Tout le paradoxe chrétien consiste à la fois à attendre et à savoir que le royaume est déjà là, parmi nous (1). L’Evangile se situe toujours dans le présent. Il est fait de récits courts, de guérisons et de vocations personnelles où la réponse doit être immédiate: «Va, ta foi t’a sauvé», «Viens et suis moi». Il n’y a pas de longues maturations intellectuelles ou ascétiques, mais la découverte fulgurante d’un «déjà là», à la fois «déjà là» mais «au-delà» de notre perpétuel débat intérieur. C’est l’événement, et non la théorie, qui fonde l’itinéraire chrétien. Et il n’est pas indifférent que les premières controverses qu’on peut lire dans le Nouveau Testament concernent la tentation de récupérer l’événement d’une «Bonne Nouvelle», dans le système  d’une gnose.
Cultiver le sens de l’attente, c’est savoir que nous n’avons jamais fini d’être présent. Tout est déjà là, mais nous vagabondons ailleurs dans nos peurs, nos fantasmes, nos bavardages. Etre présent, c’est retrouver nos sources, non comme un passé sans cesse ressassé, mais comme une donation actuelle. Le grand mystique médiéval Maître Eckhart nous invite à cette liberté d’une naissance permanente: «Les gens de bien devraient être libres et dégagés comme est libre et dégagé Notre Seigneur jésus Christ qui, en tout temps et hors du temps, se reçoit sans cesse à nouveau de son Père céleste et, en ce même instant, sans cesse s’enfante parfaitement en retour (…). L’homme devrait être ainsi qui voudrait se rendre accessible à la plus haute vérité et y vivre sans avant et sans après, sans être entravé par toutes les œuvres et toutes les images dont il a jamais eu connaissance, dégagé et libre, recevant sans cesse à nouveau, en ce maintenant, le don divin» (2).
Le Tout autre, celui qu’on nomme Dieu, ne se trouve pas au terme de notre virtuosité intellectuelle ou de nos programmes d’action : on ne peut que le recevoir. Face à ce Dieu toujours nouveau, toujours inattendu, existe la tentation permanente de nous barricader dans le confort des certitudes et des institutions. Le Dieu de la Bible se révèle à travers des événements et des histoires de vie. Ce temps de l’Avent nous prépare à accueillir une naissance pour laquelle «il n’y avait pas de place dans les hôtelleries» (3) du système économique et social de l’époque. Il invite à quitter nos peurs, nos crispations et nos enfermements, pour nous ouvrir à l’accueil quotidien de celui que les Ecritures appellent le Messie. Comme l’écrit le poète Jean Grosjean, traducteur et commentateur de la Bible: «Si proche que nous soit le Messie, il est celui qui arrive. Son intimité même est toujours événement. Il a fallu être loin de l’Evangile pour inventer une ère chrétienne. Pour nous, c’est toujours l’an Un, et chaque jour est le jour de l’An» (4).

(1) Evangile de LUC, 17, 21
(2) Maître ECKHART : Sermons, tome 1, Editions du Seuil, 1974, page 47
(3)Evangile de LUC, 2, 7

(4) Jean GROSJEAN : L’ironie christique. Commentaire de l’Evangile de Jean    Editions Gallimard Paris 1991, page 90

« Etre homme, c’est précisément être responsable » (1)
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 25 novembre 2014

L’éthique est à l’ordre du jour. Devant l’échec des promesses non tenues ou des crises qui n’en finissent pas, beaucoup d’hommes politiques changent de registre et passent de l’analyse des problèmes économiques et sociaux à l’exhortation des citoyens à la vertu. Par ailleurs, les comités d’éthique sont désormais institutionnalisés dans quantité de d’entreprises ou d’institutions.  Peut-être conviendrait-il de réfléchir pour savoir si cet appel à l’éthique signifie un réel changement de paradigme pour la compréhension de la vie des hommes en société ou l’aveu indirect d’une impuissance à assumer leurs responsabilités.
Emmanuel Levinas, a placé l’éthique au cœur de ses réflexions. Pour lui, elle n’est pas une science qui permettrait de classer les personnes pour  les gérer au nom d’un savoir supérieur du bien et du mal dont la Bible nous dit que la volonté de le maîtriser fut le «péché d’origine» de l’humanité.  Invité à débattre sur sa conception de l’éthique à l’Université de Leyde, aux Pays-Bas, il s’exprimait ainsi: «On m’a conduit un jour à Louvain dans une maison d’étudiants où je me suis trouvé entouré d’étudiants Sud-Américains, presque tous prêtres, mais surtout préoccupés de la situation en Amérique du Sud. (…) Ils m’interrogeaient, non sans ironie: où aurais-je rencontré le «Même» préoccupé de «l’Autre»? J’ai répondu: au moins ici. Ici, dans ce groupe d’étudiants, d’intellectuels qui auraient très bien pu s’occuper de leur perfection intérieure et qui cependant n’avaient d’autres sujets de conversation que la crise des masses de l’Amérique latine. (…) L’éthique, c’est lorsque non seulement je ne thématise pas autrui; c’est lorsque autrui m’obsède ou me met en question. Mettre en question, ce n’est pas attendre que je réponde; il ne s’agit pas de faire réponse,  mais de se retrouver responsable» (2).
L’éthique n’est donc pas le petit manuel du principe de précaution adapté aux différents secteurs de la vie sociale. Elle n’est pas un jugement porté sur les personnes, mais un appel à  la responsabilité. Ceci signifie que les turpitudes privées et publiques que ne cessent de mettre en scène les médias pour flatter le goût du spectacle sont d’abord un appel à ma responsabilité.
Si jugement il y a, c’est celui de «la fin de temps» qu’évoque l’évangéliste Matthieu (3). Ce jugement ne porte pas sur le nombre d’adhérents aux Eglises, les subtils états d’âme atteints ou la fraternité abstraite des grandes idéologies. Mais sur ces gestes fondateurs de tout commencement d’humanité: nourrir l’affamé, vêtir celui qui est nu, accueillir l’étranger, visiter le malade et le prisonnier. C’est dans l’humus de cette quotidienneté, que s’ouvre le chemin de la responsabilité par laquelle chaque être humain accède aux convictions qui structurent son humanité comme l’écrit Paul Ricoeur: «La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme, de fuyard ou de spectateur désintéressé, en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant» (4).

(1) Antoine de SAINT-EXUPERY : « Etre homme, c’est précisément être responsable. C’est connaître la honte en face d’une misère qui ne semblait pas dépendre de soi. C’est être fier d’une victoire que les camarades ont remportée. C’est sentir, en posant sa pierre, que l’on contribue à bâtir le monde». In Terre des Hommes
(2) Emmanuel LEVINAS : De Dieu qui vient à l’idée Editions Vrin,  1986, pages 131 et 156.
(3) Evangile de MATTHIEU : 18,  1 à 5
(4) Paul RICOEUR : Préface à l’ouvrage d’Emmanuel MOUNIER : Ecrits sur le personnalisme, Editions du Seuil, 2000, page 12

L’engagement fraternel, source d’humanisation pour nos sociétés et de vitalité pour lescommunautés spirituelles.
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 18 novembre 2014

Les 8 et 9 novembre dernier s’est tenu à Lyon le 3ème Colloque de l’Association Chrétiens et pic de pétrole sur le thème «Non-puissance, sobriété et espérance. Quelle société voulons nous? (1). A l’origine de cette association, il y a ce constat simple mais ignoré, voire refusé  par le système dominant: il ne peut y avoir de croissance infinie dans un monde fini. Si l’Eglise peine à remettre en cause ce système dominant, les militants de cette association remarquent que «de nombreuses paroles et actions qui se réclament du message de la «Bonne Nouvelle» donnent de réels signes d’espérance (…) et démontrent que la Bible est toujours  vivante, toujours au service des pauvres».
PourChrétiens et pic de pétrole, le cœur des crises que nous traversons provient de la démesure et du refus de toute limite, qui a envahi l’imaginaire occidental. La réflexion a pour point de départ une conséquence concrète de cette démesure: le déclin annoncé de l’extraction de pétrole sur la planète, le «pic de pétrole». Les différentes crises que nous traversons: crises écologique, sociale, culturelle, ne sont pas des crises isolées mais les conséquences d’un problème structurel, systémique: la démesure, l’affaiblissement des valeurs humanistes.  L’objectif de Chrétiens et pic de pétrole est donc, d’une part, de s’appuyer avec rigueur sur les résultats des recherches scientifiques et anthropologiques et, d’autre part, de rechercher dans les sources chrétiennes et ses développements théologiques les valeurs universelles dans lesquelles il sera possible d’aller puiser, individuellement et collectivement, pour affronter les crises où nous sommes engagés et prévenir celles qui peuvent l’être.
Le 20ème siècle aura vu l’affrontement brutal de l’exigence de la liberté  des marchés financiers «sans limite» et celui de l’étatisme «sans limite» au nom de l’égalité. Au fronton des mairies françaises, après les mots égalité et liberté, il y a celui de fraternité.  Nous avons pensé qu’il s’agissait d’un vœu pieux. Or,  les combats toujours nécessaires pour la liberté et  l’égalité, sans une fraternité concrète, deviennent stériles et mortels. Pour le chrétien, la fraternité humaine prend sa source dans la conscience d’une filiation commune qui peut seule donner la mesure évitant les délires sans limites de l’économisme ou de l’étatisme. L’Evangile nous invite à mettre les « pauvres », au cœur des savoirs et des organisations sociétales non pas d’abord  pour les «expliquer» ou en faire les clients des bonnes oeuvres, mais pour écouter leur parole. La phrase biblique « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs devient la pierre d’angle » (2) constitue non seulement une vérité spirituelle, mais le fondement  même  de l’humanisation de nos sociétés et du développement du psychisme humain.
Dans son texte intitulé La joie de l’Evangile, le Pape François réaffirme avec force ce lien entre la vie communautaire des églises et l’engagement concret dans le combat pour la dignité et l’intégration des tous:«Toute communauté de l’Eglise, dans la mesure où elle prétend rester tranquille sans se préoccuper de manière créative et sans coopérer avec efficacité pour que les pauvres vivent avec dignité et pour l’intégration de tous, court aussi le risque de la dissolution, même si elle parle de thèmes sociaux ou critique les gouvernements. Elle finira facilement par être dépassée par la mondanité spirituelle, dissimulée sous des pratiques religieuses, avec des réunions infécondes et des discours vides» (3).

(1) Cf le site de l’Association : www.chretiens-et-pic-de-petrole.org
(2) Evangile de Matthieu, 21,42
(3) Pape FRANCOIS : La joie de l’Evangile   § 207
Les enfants ne sont pas une variable d’ajustement de l’économie
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 4 novembre 2014

Le récent rapport de l’UNICEF (Fonds des Nations Unies pour l’Enfance) détaille une faille majeure dans nos sociétés qui ne fait pas souvent la Une des journaux (1). Depuis le début de la crise financière en 2008, 2,6 millions d’enfants ont sombré dans la pauvreté dans les 41 pays les plus riches du monde. «Environ, 76,5 millions d’enfants vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté dans ces pays. En France, le taux de pauvreté des moins de 18 ans a grimpé de trois points, passant de 15,6% à 18,6% entre 2008 et 2012, soit une augmentation nette d’environ 440 000 enfants de la récession».
Sur le site du journal Le Figaro du 29 octobre dernier, on peut lire le commentaire  suivant: «En France, plus de 600 000 enfants souffrent de mal-logement. «Soit ils n’ont pas de logement, soit ils vivent dans des espaces surpeuplés ou totalement insalubres » précise Patrick Doutreligne délégué général de la Fondation Abbé Pierre, qui ajoute «depuis 1945, la protection de l’enface était sacrée dans notre pays, mais on constate que cette priorité s’écorne avec la crise». L’UNICEF prévient que faute de  «riposte audacieuse des Etats » à cette situation, c’est toute une génération qui risque d’être «sacrifiée, car ces enfants vont droit vers l’échec scolaire, le mal-être, la révolte».
Cette situation n’est pas un destin auquel il faudrait se résoudre. Le rapport mentionne que dans 18 pays, la pauvreté infantile a au contraire diminué, parfois de façon remarquable: «C’et le cas de l’Autriche, du Chili, de la Finlande, de la Norvège, de la Pologne, de la Slovaquie, qui ont réduit ce taux d’environ de 30%».
Il serait peut-être temps que nous sortions du dogme selon lequel il suffirait de chercher le royaume de l’économie financiarisée pour que tout le reste et notamment le social, soit donné par surcroît. On ne peut que partager à ce sujet les propos de Jeffrey O’Malley, directeur de la politique et de la stratégie mondiale d’UNICEF: «Les études de l’UNICEF montrent que les politiques de protection, sociale ont été des facteurs décisifs en vue d’éviter la pauvreté. Tous les pays ont besoin d’une protection sociale qui offre des filets de sécurité significatifs afin de protéger les enfants, que ce soit en temps de crise ou de prospérité. Les pays riches devraient donner l’exemple ; notamment dans la lutte contre la pauvreté infantile, pour contrebalancer le ralentissement économique et faire une priorité  du bien-être de l’enfant».

(1) Communiqué de l’UNICEF du 28 octobre 2014 : Dans les pays riches, 2,6 millions d’enfants de plus ont sombré dans la pauvreté au cours de la Grande Récession www.unicef.org/french/

Le politique ne se réduit pas à la gestion des paramètres économiques.
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 28 octobre 2014

Dans son dernier numéro, l‘hebdomadaire Le Nouvel Observateur  (qui depuis ce numéro s’appelle désormais L’OBS) présente un dossier sous le titre «Les économistes sont-ils des imposteurs?» (1).  Partant du constat que les économistes ont remplacé philosophes, sociologues et historiens pour expliquer le monde et conseiller les hommes politiques, Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue Le Débat et Daniel Cohen, vice-président et co-fondateur de l’École d’Economie de Paris débattent des raisons de cette inflation du discours économique.
Pour Marcel Gauchet «La montée de l’économisme correspond, du point de vue des sensibilités, à un changement très profond de la demande sociale d’intelligence. Le désir d’intelligibilité a été supplanté par le souci d’efficacité d’un système conçu comme le seul possible. La question n’est plus de comprendre ce que sont l’homme, la société, l’histoire…La question est juste de savoir comment ça marche et comment faire en sorte que ça marche mieux. C’est en ce sens que l’expert a pris la relève de l’intellectuel. Le mot est atroce mais parlant: on assiste à une désintellectualisation de nos sociétés».  Dans une contribution intitulée La langue des maîtres, le groupe «L’Assaut» qui regroupe des intellectuels et des jeunes énarques en poste dans les cabinets ministériels note ceci: «Dans les universités du Parti socialiste, on trouvait il y a encore quelque temps des livres de philosophie. Désormais un cadre socialiste parle d’efficience, de réforme et d’externalités positives, il devient le dépositaire d’une mathématique de l’équation qui rassure le petit bourgeois».
Dans ce contexte, la parution de l’ouvrage de Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson intitulé Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un combattant républicain présente un très grand intérêt (2) Ce livre nous amène à relire des textes, certains très oubliés, qui sont d’une actualité brûlante. Pour Jean Jaurès, les luttes politiques et sociales ne prennent sens que dans une conception  métaphysique du monde et un horizon spirituel. Car cet homme politique est d’abord un philosophe  et cet anti clérical convaincu,  un chercheur spirituel. Les auteurs situent Jaurès dans cette famille de spirituels engagés en  politique du 20e siècle où figurent entre autres Gandhi, Nelson Mandela ou Vaclav Havel. Pour eux, «revisiter l’aventure jaurésienne aujourd’hui, c’est se poser les questions des rapports entre spiritualité et démocratie, entre mystique et politique, entre métaphysique et socialisme, entre éthique et pouvoir, entre patriotisme et internationalisme, entre conviction et responsabilité». Et peut-être  Jaurès nous aidera à répondre à ce que Daniel Cohen  appelle «la question éminemment politique du moment»: «Malgré la richesse sans précédent des sociétés occidentales, la demande économique n’a jamais été aussi forte parce que l’économie elle-même n’a jamais été aussi décevante. La croissance se tarit. On est en train de tout rogner, nos dépenses de santé, d’éducation, de protection sociale, pour maintenir la flamme d’une croissance du pouvoir d’achat dont les effets ne seront qu’éphémères. Jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour sacrifier le progrès social du siècle passé au nom d’un progrès matériel devenu évanescent?».

(1) L’OBS du 23-29 octobre 2014 : Les économistes sont-ils des imposteurs ? Débat entre Daniel Cohen et Marcel Gauchet avec les interventions de Jean-Pierre Dupuy : l’art de se duper soi-même, de Michaël Foessel : Une institution imaginaire et le groupe « L’Assaut » : La langue des maîtres. Pages 107-115
(2)  Eric VINSON et Sophie VIGUIER-VINSON : Jaurès le prophète. Mystique et politique d’un            combattant républicain, éditions Albin Michel, 2014. Eric Vinson et Sophie Viguier-Vinson nous donnent à voir le vrai visage de Jaurès, celui du penseur et du « mystique » qui a inspiré le politique. Car Jaurès est non seulement un philosophe, normalien, agrégé et docteur rivalisant avec Bergson, mais aussi un authentique spirituel. Si l’on néglige sa thèse sur « La réalité du monde sensible », si l’on passe à côté de sa spiritualité – qui s’oppose au pouvoir temporel de l’Eglise catholique, mais reconnaît en l’homme la présence du divin -, on ignore les principes mêmes qui ont guidé son action.

Habiter autrement le temps
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 21 octobre 2014

Inexorablement, depuis des mois, le chômage atteint de plus en plus de nos compatriotes et l’entrée des jeunes dans la vie professionnelle s’opère, à plus de 80 %, par des contrats de travail à durée limitée. Cette précarité rend problématique la capacité de se projeter dans l’avenir. La longue marche de nos sociétés vers la démocratie s’est accompagnée d’une croyance dans un avenir sans cesse meilleur. Et il est vrai que nos sociétés ont connu d’indéniables progrès. Aujourd’hui,  ce rapport à l’avenir qui constituait le moteur de la vie politique se trouve  mis à mal.
Le 20e siècle a été celui de la montée en puissance, puis de l’effondrement  de la  révolution politique et sociale qui portait l’espérance de millions de citoyens. Le  projet de gestion politique de la mondialisation s’exprimait par le slogan communiste: «Prolétaires de tous les pays, unissez vous !» Le marxisme, et son incarnation dans le système communiste soviétique devaient ouvrir la voie à des lendemains glorieux. L’année 1968 a ouvert la lente déconstruction de ce rêve comme l’analyse le philosophe Emmanuel Levinas: «L’année 68 a incarné la joie du désespoir; une dernière accolade à la justice humaine, au bonheur et à la perfection après l’apparition de la vérité que l’idéal communiste avait dégénéré en bureaucratie totalitaire. En 1968, il ne restait que des groupes dispersés et des zones d’individus rebelles qui cherchaient encore des formes de salut surréalistes, ayant perdu confiance dans un mouvement collectif de l’humanité, ne se sentant plus convaincus que le marxisme pouvait survivre comme messager prophétique de l’Histoire» (1)
Revenu de leur gueule de bois révolutionnaire, intellectuels et hommes politiques n’ont cessé de nous inviter alors au «changement» devenu peu à peu une monotonie répétitive finissant dans ce que Jean Baudrillard appelle «l’identité publicitaire». Tous les maux de la société française viendraient de que les citoyens seraient toujours en retard d’une « modernisation » malgré les objurgations des élites en général « insérées » à vie dès l’âge de 25 ans grâce au succès à quelque prestigieux concours.
Au delà des nostalgies passéistes d’un supposé «âge d’or» et des utopies qui voulaient accoucher des sociétés nouvelles au forceps, il nous faut retrouver le temps de l’invention, du partage, de la gratuité, du goût du débat. C’est ce qu’exprime avec beaucoup de justesse Sylviane Agacinski: «La rationalité occidentale a déployé une économie selon laquelle le temps doit être productif, utile, rentable. Il faut sans cesse «gagner du temps» parce qu’il fait lui-même gagner quelque chose. C’est pourquoi donner son temps, le dépenser ou le perdre, le laisser passer sont les seules façons de résister aujourd’hui à l’économie générale du temps» (2).
Après avoir confié notre avenir à une Providence divine, après l’avoir laïcisé dans «la main invisible du marché» et un Etat devenu «État Providence», nous découvrons qu’il  dépendra d’abord de nos capacités individuelles et collectives de mutation des consciences et d’invention de nouvelles relations entre les hommes.

(1)Emmanuel LEVINAS De la phénoménologie à l’éthique  Entretien avec Richard Kearney (1981) repris dans la revue Esprit, juillet 1997.
(2)Sylviane AGACINSKI : Le passeur de temps. Modernité et nostalgie, Editions du Seuil, 2000, page 12

Religions et Violence
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 14 octobre 2014

Beaucoup de gens, ces temps-ci, parlent au nom de Dieu. L’histoire montre que ces porte-paroles sont très divers et que leurs discours ont aussi bien traduit une authentique expérience spirituelle qu’accompagné  des grands massacres de l’histoire. Tuer autrui au nom de Dieu se fait dans la conscience d’un rapport direct à l’absolu. Le recours à Dieu constitue alors la pire forme d’idolâtrie, la prétention de s’égaler à lui et de se libérer du travail quotidien de la lutte du bien et du mal en chacun d’entre nous. C’est tellement plus facile de projeter le mal à l’extérieur de soi ! Si des fanatiques se réclamant de l’Islam occupent, sur ce sujet, l’essentiel de l’actualité, cette tentation de la violence guette toutes les religions.
Le chrétien, pas plus que l’incroyant, ne sait qui est Dieu. Dans la première épître de Jean on lit ceci «Dieu, nul ne l’a jamais contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son amour, en nous, est accompli. Si quelqu’un dit: j’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas». C’est de ce mensonge dont le monde est malade. Des fanatiques prétendent obéir à un Dieu qu’ils ne voient pas en massacrant des hommes qu’ils voient. Tandis que d’autres pensent qu’ils sont du côté de Dieu et du Bien et ne voient pas les désordres et les malheurs causés à des êtres humains très concrets par leur égoïsme et leur dureté.
Conscient de cette situation, l’association Christianisme et Liberté issue du courant du protestantisme libéral organisait  le  week-end dernier ses journées annuelles sur le thème «Violence et Religion» (1). La problématique de ce  colloque était ainsi définie: «Jamais le lien entre violence et religion n’a sans doute été plus fréquemment évoqué. Pourquoi l’histoire, l’actualité et l’expérience intime nous donnent-elles tant d’exemples de violences religieuses?».  Pour éclairer le sujet, des spécialistes de premier plan analysèrent entre autres, la violence de Dieu et des hommes dans la Bible, les guerres de religion, la violence dans l’expérience mystique et encore l’usage du chant ecclésiastique comme moyen de propagande (2).
Pour s’en tenir au Christianisme, André Gounelle professeur pendant près de 30 ans à la faculté de théologie protestante de Montpelier me semble avoir fort bien défini la nécessité de ce combat permanent contre la violence lorsqu’il écrit: «A mes yeux, la foi chrétienne se construit dans un combat constant entre l’Evangile et les structures de pouvoir et de domination qui cherchent à s’en emparer et à l’utiliser à leur profit. (…) Cette lutte traverse l’ensemble de la religion biblique et des religions qui en sont issues. (…) Selon une formule de Paul Ricoeur, je vois dans l’Evangile « le combat de la religion contre la religion au sein de la religion » (3).

(1) Plus que centenaire, l’Association Evangile et Liberté se définit ainsi :
« Par souci de vérité et de fidélité au message évangélique, refusant tout système autoritaire, nous affirmons : la primauté de la foi sur les doctrines, la vocation de l’homme à la liberté, la constante nécessité d’une critique réformatrice, la valeur relative des institutions ecclésiastiques, notre désir de réaliser une active fraternité entre les hommes qui sont tous, sans distinction, enfants de Dieu ».
L’Association édite une revue mensuelle  intitulée Evangile et Liberté (14, rue de Trévise 75009 Paris)
www.evangile-et-liberte.net
(2) Thomas RÖMER, professeur au Collège de France : Entre violence fondatrice et légitimation de la guerre : la violence de Dieu et des hommes dans la Bible hébraïque. Serge BRUNET, professeur d’histoire à l’Université de Montpellier II : Les guerres de religion (16e et 17e siècles) : une violence religieuse ? Ghislain WATERLOT, professeur de philosophie et d’éthique à l’Université de Genève : La violence dans l’expérience religieuse. Considérations intempestives à partir des écrits de Madame Guyon et de Simone Weil Beat FÖLLMI, professeur de musique sacrée à la faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg : Chanter la haine. L’usage du chant ecclésiastique comme moyen de propagande. Frédéric ROGNON, professeur de philosophie des religions à la faculté de théologie protestante de l’Université de Strasbourg : Violence, non-violence, non-puissance : quelle prédication et quelles pratiques d’Eglise ?
(3) André GOUNELLE : Violences de la Bible in  Evangile et Liberté, n° 282, octobre 2014

Les tentations fondamentalistes des religions
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 30 septembre 2014

L’ignoble assassinat de Hervé Gourdel par des fanatiques se réclamant de l’Islam a soulevé une indignation universelle. Au sein  de l’Islam de nombreuses voix se sont élevées pour une condamnation sans équivoque. Parmi les prises de positions venues du monde musulman, je retiendrai la déclaration de Cheikh Khaled Bentounes, leader spirituel  de l’Association Internationale Soufie Alâwiy: «Cette folie meurtrière n’a rien à voir avec les principes de l’Islam dont ils se réclament. Ils instrumentalisent l’Islam pour servir une idéologie politique qui vise à conquérir des territoires et coloniser des esprits par la terreur». Participant  à la manifestation tenue à Paris le 26 septembre dernier, il déclarait: «Il est impératif que l’humain en nous triomphe de la monstruosité, de l’inhumain qui habite certains d’entre nous».
Un tel événement n’a pas manqué d’alimenter l’islamophobie, comme si l’Islam était la seule religion qui ait servi de prétexte au sectarisme, au fondamentalisme et à des intérêts politiques ou mafieux. L’histoire montre que la plupart des religions ont connu ces dérives. Dans un ouvrage où elle met en scène un dialogue entre un moine chrétien et une psychanalyste juive, Marie Balmary fait dire à Ruth, la psychanalyste: «Je crois qu’il y a une religion universelle avec laquelle on ne compte pas assez : c’est justement celle que combattent tous les penseurs, Freud y compris. Cette religion n’a pas de nom, ou plutôt elle a tous les noms, christianisme, judaïsme ou islam, mais elle consiste aussi bien dans toute conformité absolue à un ordre, une caste, une classe. En fait, elle traverse toutes les religions et même les idéologies athées : c’est celle du dieu obscur qui demande à l’homme le sacrifice de sa pensée, le renoncement à sa conscience (…) La seule religion qui pourrait m’intéresser serait celle qui donnerait aux humains deux choses que les religions d’habitude leur retirent : la conscience de ce faux dieu et surtout l’autorité pour le mettre dehors» (1).
La lutte nécessaire contre la barbarie qui se cherche des justifications religieuses ne doit pas nous éviter de rester en éveil sur les tentations qui menacent notre propre tradition comme l’exprimait avec beaucoup de lucidité Timothy Radcliffe, Maître général de l’Ordre dominicain de 1992 à 2001: «Confrontés au vide, nous pouvons être tentés de le remplir, par des platitudes que nous croyons à demi, par des substituts du Dieu vivant. Le fondamentalisme que nous observons si souvent dans l’Eglise aujourd’hui est peut-être la réaction effrayée de ceux qui se sont retrouvés à l’entrée du désert, mais ils n’ont pas osé l’endurer. Le désert est un lieu de silence terrifiant que nous essaierons peut-être de couvrir en ressortant de vieilles formules assenées avec une terrible sincérité. Mais le Seigneur nous conduit dans le désert pour nous montrer sa gloire. Aussi, dit Maître Eckhart, «Tenez bon, et ne vacillez pas devant votre vide» (2).

(1)Marie BALMARY : Le moine et la psychanalyste, éditions Albin Michel, 2005, pages 49-50
Timothy RADCLIFFE : Je vous appelle amis,  éditions du Cerf, 2000, pages 210-211.

Au delà de la politique spectacle : le chemin de l’Incarnation
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 23 septembre 2014

Notre pays connaît actuellement une période de grands débats hélas plus politiciens que fondamentalement politiques. La question de confiance posée par le Premier Ministre à la Chambre des députés, la conférence de presse du Président de la République et l’annonce par Nicolas Sarkozy de briguer la présidence de l’UMP suscitent de multiples débats et discussions qui font les beaux jours de la classe politico-médiatique. L’agora est submergée par les recettes des communicants et des gens de media à l’affût du scoop qui ferait monter en flèche leur tirage ou l’audimat. Nous voilà parti pour plus deux ans de campagne présidentielle où ne nous seront épargnés aucune caricature et aucun slogan. En 1946, au sortir de la guerre,  Georges Bernanos, observateur lucide de la modernité,  écrivait: «J’affirme une fois de plus que l’avilissement de l’homme se marque à ce signe que les idées ne sont plus pour lui que des formules abstraites et conventionnelles, une espèce d’algèbre, comme si le Verbe ne se faisait plus chair, comme si l’Humanité reprenait, en sens inverse, le chemin de l’Incarnation» (1).
Face au déluge d’informations qui, à l’époque où écrivait Bernanos, n’avait pas l’ampleur d’aujourd’hui,  il constatait: «Etre informé de tout et condamné ainsi à ne rien comprendre, tel est le sort des imbéciles. Toute la vie d’un de ces infortunés ne suffirait pas probablement à lui permettre d’assimiler la moitié des notions contradictoires qui, pour une raison ou pour une autre, lui sont proposées en une semaine» (2).
Retrouver ce que Bernanos appelle «le chemin de l’Incarnation», c’est  savoir qu’une parole politique qui veut améliorer la vie concrète dans la cité, ne se confond pas avec la virtuosité d’un grand oral de l’ENA, l’addition d’expertises de plus en plus limitées et sophistiquées, des joutes oratoires ou des coups médiatiques. La politique, dans ce qu’elle a de plus noble, consiste à restaurer sans cesse, par delà les rapports de force, la parole entre les hommes.  L’égalité de la «voix» de tous dans le débat public, quel que soit son niveau de richesse ou de savoir, est le fondement de la démocratie et permet aux citoyens d’inventer un espace public où la confrontation évite la violence. Le point de vue  de chacun est reconnu comme ayant droit à participer à l’échange non pas en termes d’expertise, mais de capacité de sens.
Dans sa déclaration de politique générale prononcée le 8 avril dernier, le Premier Ministre déclarait: «la parole publique est devenue une langue morte». Plus que jamais, il nous appartient, de faire vivre partout cette parole entre les hommes qui peut seule nous préserver de la violence et de la barbarie et éviter de nous réduire à n’être que les spectateurs du bal des «Ego» qui se bousculent sur la scène médiatique.
(1)Georges BERNANOS : La France contre les robots, in Essais et écrits de combat, Tome 2, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard 1995, page 1037
(2)Id. page 1051

Invitation au « travail » démocratique
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 16 septembre 2014

Le climat politique que connaît notre pays ne semble pas, c’est le moins qu’on puisse dire, conduire à responsabiliser les citoyens. Du côté du pouvoir nous voyons un Président qui n’en finit pas de baisser dans les sondages tandis que les Français font du règlement de compte de son ex compagne avec lui le best seller de la rentrée. Du côté de l’opposition, à défaut de programme concret, la mise en scène depuis des mois du feuilleton du  «retour» de Nicolas Sarkozy occupe les gazettes.
L’enjeu fondamental de toute société réside dans sa capacité de faire de la politique, c’est-à-dire de réguler concrètement les forces sécuritaires, économiques, financières au service du bien commun et de la justice sociale. Malheureusement, nous assistons trop souvent à la juxtaposition de discours gestionnaires qui se présentent comme le seul «cercle de la raison» et des discours d’opposition d’autant plus radicaux qu’ils se gardent bien de se risquer dans des propositions concrètes. Faut-il voir là l’illustration de ce que le grand historien François Furet appelle, dans un texte posthume, «l’énigme française», qu’il caractérise ainsi: «faire du programme maximaliste destiné aux militants le préalable d’une pratique gouvernementale opportuniste». Il y aurait ainsi une liturgie de l’opposition, où nobles sentiments et affirmations péremptoires permettraient des célébrations d’autant plus fortes qu’elles évoquent un monde idéal. Et puis, on passerait aux choses sérieuses, aux pratiques gestionnaires où les mots droite et gauche n’ont plus beaucoup de sens.
Est-il possible de sortir de ces schémas infantiles qui repartissent souverainement le bien et le mal et considèrent comme une trahison les nécessaires compromis que nécessite le vivre ensemble? L’erreur serait de faire du politique le lieu unique de la réalisation des valeurs et du sens de la vie. Il y a d’autres espaces sociétaux à vivre qui nécessitent d’autres rythmes, ceux de l’éducation, de la vie associative, de l’art, de la recherche spirituelle. Le politique exerce ses responsabilités, quels que soient les degrés d’évolution des citoyens. Confondre le temps de l’efficacité du pouvoir politique et le temps des longues évolutions des personnes et des mentalités, conduit à des impasses. L’art politique consiste à faire évoluer une société à des rythmes supportables, sous peine de déclencher des processus réactionnaires. Pour cela, face au pouvoir, une presse libre, un débat citoyen, des contre-pouvoirs, des oppositions sont indispensables. Seule cette confrontation permanente évite au politique de sombrer dans le cynisme du pouvoir pour le pouvoir ou dans la fuite dans de stériles radicalités.
L’abstention croissante constatée lors des récents scrutins témoigne d’une attitude de passivité démocratique. Nous demandons à ceux que nous portons au pouvoir de nous faire rêver pour mieux leur reprocher ensuite le prosaïsme de leur action quotidienne. Nous dénonçons leurs turpitudes pour mieux justifier les  nôtres: puisqu’ils le font, pourquoi pas  nous? Nous finissons par réduire l’intérêt général à un système d’assurance pour nos intérêts individuels et le bien commun en une consolidation comptable de nos soldes individuels.
La démocratie ne vit que du  travail permanent de chacun pour inventer le vivre ensemble que Charles Péguy définissait ainsi: «les travaux propres, les efforts probes, les patiences, les pratiques sobres de la solidarité» (1)

(1) Charles Péguy Oeuvres en prose complètes. Editions La Pléiade, Tome I, 1987, page 1261.

Pour une économie au service d’une « vie bonne »
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 9 septembre 2014

Dans un ouvrage majeur qui renouvelle la pensée de l’économie, Elena Lasida affirme: «l’économie est avant tout une activité sociale et que le rapport entre les hommes et les biens ne peut pas être séparé de la relation qui se tisse entre les hommes à travers les biens» (1). Cela l’amène à appliquer à la pensée économique le concept biblique de création par rapport à celui de fabrication. Alors que la fabrication renvoie à la maîtrise et à la propriété, «le créateur apparaît comme celui qui crée les conditions pour que le nouveau, c’est-à-dire l’inattendu, arrive. Le créateur est quelqu’un qui permet l’émergence du nouveau et, en ce sens, qui livre passage. Si créer, c’est livrer passage, la création ne peut pas se situer uniquement dans le registre de la maîtrise» (2).
L’esprit vit du refus de l’enfermement dans de prétendus savoirs qui nous dispenseraient d’accueillir le monde et les autres dans leur fraîcheur. Il est vrai que l’air du temps n’incite pas à cette aventure de la rencontre qui, avant de juger, accepte la générosité de l’accueil. Trop d’experts voudraient nous convaincre que tout se répète pour nous dispenser de prendre le risque de regarder le monde avec des yeux neufs. Or, écrit Elena Lasida, si l’économie doit être au service d’une «vie bonne», celle-ci ne se mesure pas par les quantités de consommations, mais par la capacité offerte à chaque être humain d’être créateur: «C’est le fait de participer à la création de biens, plutôt que celui d’en bénéficier, qui permet de considérer une vie comme véritablement humaine» (3).  On mesure ainsi la véritable «agression» que constitue le chômage, même si l’on maintient au chômeur des capacités minimales de consommer: c’est de lui dénier quelque rôle créateur que ce soit dans la vie économique.

Quel sens peut prendre cette affirmation de la gratuité au milieu de nos foires aux marchandises et de nos foires d’empoigne? Affirmer cette gratuité, c’est dire que chaque être humain peut commencer, initier, créer. Seule cette capacité de création, cette générosité du don peuvent éviter que  nos institutions ne sombrent dans le totalitarisme, la violence ou l’insignifiance. Nous avons tous à être «original», c’est-à-dire à nous tenir dans l’origine, dans ce lieu totalement improbable de notre naissance. Ce fait de naître, nous tentons le plus souvent de le conjurer à coup de savoir, d’avoir et de pouvoir. Face à ce qui est donné inconditionnellement, nous répondons en nous précipitant pour garder, conserver et accumuler jalousement ce qui est donné chaque matin.
Toute vie spirituelle passe par une déprise, c’est-à-dire par l’initiative d’un être humain refusant de se résigner à ce qu’on voudrait lui présenter comme un destin. On comprend alors le propos d’Elena Lasida pour qui la création appelle à inventer d’autres formes de reconnaissance non exclusivement associées à l’appropriation de ce qui a été créé. Ce qui la conduit à militer pour un « développement durable » qu’elle définit ainsi: «le développement durable ne consiste pas tellement à faire durer nos acquis, mais plutôt à faire durer notre capacité créatrice» (4).

(1)Elena LASIDA : Le goût de l’autre. La crise, une chance pour réinventer le lien ». Editions Albin Michel 2011, page  49
(2)Id. pages 52-53
(3)Id. pages 59
Id. page 60

Réinventer l’hospitalité
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 2 septembre 2014

Cette rentrée de septembre, tant au plan national qu’international, se place sous le signe de la crise. Celle des partis politiques dits de gouvernement, celle de la résurgence, en ce centenaire de la guerre de 1914, des nationalismes meurtriers en Europe. Nous vivons l’épuisement du modèle sociétal qui a vu la citoyenneté se réduire à l’individualisme, laissant à l’Etat ou au Marché la tâche de gérer le lien social. Nous arrivons à une étape nouvelle de la longue histoire de l’individu, arraché par la modernité à ses communautés d’origine, pour habiter peu à peu une mondialisation sans rivages.
Deux grands systèmes se sont présentés pour réguler ces individus  «libérés» de leurs liens d’origine. Le socialisme d’Etat qui au nom d’une prétendue science de l’évolution des «masses» formées par ces atomes sociaux, a confié à un parti «d’avant garde» le soin d’amener ces masses à des lendemains qui devaient chanter. Ce système s’est écroulé et l’évolution politique actuelle de la Russie montre que le grand rêve communiste universaliste porté par l’URSS, dont le Président Poutine dit sa nostalgie, n’a été finalement qu’un des avatârs de l’histoire du nationalisme grand russe. Le libéralisme a laissé à «la main invisible du marché» le soin de produire l’harmonie sociétale avec le complément d’un État Providence chargé de faire face aux aléas de la vie: la santé, le vieillissement, le chômage. Des millions de chômeurs et de précaires, le déficit de tous les budgets sociaux, la dualisation croissante de la société font que ce système risque lui aussi d’imploser.
La prétention d’établir une société où la définition de l’individu producteur – consommateur dispense de toute autre médiation conduit à l’impasse. L’individu désenchanté du sens de l’histoire ou de l’automaticité de la croissance, voyant se lézarder des systèmes de sécurité qu’il croyait définitifs (la sécurité de l’emploi, la sécurité sociale, le financement des retraites) connaît la tentation de se réfugier dans les passivités de la régression identitaire, nationaliste ou sectaire. Face à ces dérives, il nous faut réapprendre collectivement à faire du lien social. Nous avons trop souvent attribué à l’Etat ou au Marché des pouvoirs magiques qui provoqueraient l’harmonie entre les citoyens nous exonérant ainsi de notre responsabilité. Si l’Etat et le Marché jouent un rôle de régulation de la vie publique, ils ne sauraient en aucun cas constituer le fondement de la relation entre les humains.
Pour ceux qui se réfèrent à la tradition biblique, le fondement du lien entre les hommes se trouve dans l’hospitalité qui découle de la conscience de chacun d’entre nous d’être passager et étranger. Lors d’une conférence donnée à la session de 1997 des Semaines Sociales de France intitulée «Etranger, moi-même», le philosophe Paul Ricoeur commentant le texte du Lévitique (19, 34)  «L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte»,  nous engageait à réinventer l’hospitalité à la faveur du souvenir d’avoir été étranger. Il déclarait ceci: «Si nous avons à faire mémoire d’avoir été, d’être toujours étranger, c’est dans le but de retrouver le chemin de l’hospitalité. C’est le sens profond du Lévitique: «Aimer l’autre comme soi-même». L’hospitalité peut se définir comme partage du «chez-soi», la mise en commun de l’acte et de l’art d’habiter: c’est la façon d’occuper humainement la surface de la terre».

Vacances, invitation au voyage intérieur
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 24 juin 2014

Au cours des prochaines semaines, beaucoup d’entre nous vont connaître ce qu’il est convenu d’appeler des «vacances». Ce mot évoque un temps qui n’est plus défini par le rythme du travail ou de la vie scolaire et devrait donc nous permettre de prendre de la distance avec les rôles que nous construisons peu à peu dans notre vie quotidienne.
Or, trop souvent, ce temps espéré comme celui de la liberté se vit plus ou moins consciemment comme un vide angoissant qu’il convient de remplir au plus vite par des consommations programmées. Et nous voilà assujettis à de nouveaux «devoirs de vacances», ceux des sites «qu’il faut faire», des groupes «dont il faut être», des bronzages dont la qualité signifiera à la rentrée, auprès des collègues, l’intensité des aventures vacancières.
Cette période de retrait par rapport au quotidien peut être aussi celui d’une «retraite» qui nous permet d’interroger  la hiérarchie des valeurs qui nous habite et nos capacité à résister aux injonctions que ne cessent de déverser les sociétés de la marchandise et ainsi redonner sens aux années qui passent.
Dans l’introduction de son bel ouvrage: La chaleur du cœur empêche nos corps de se rouiller. Vieillir sans être vieux, Marie de Hennezel écrit ceci: «Il n’y a pas plus vieux que de ne pas vouloir vieillir. C’est ce que fait ma génération. Notre monde nous renvoie une image désastreuse de la vieillesse (…) Nous conjurons cette peur, au lieu de l’affronter, en nous accrochant à notre jeunesse dans un déni un peu pathétique. Ce faisant, nous risquons de manquer ce que j’appelle ici «le travail de vieillir», c’est-à-dire l’expérience d’une conscience heureuse du vieillissement» (1).

Au fil de nos vacances, nous pouvons nous livrer au travail de Sisyphe qui consiste à «réparer des ans l’irréparable outrage» dans la quête d’une jeunesse de magazine. Nous pouvons aussi, avec humour, avec tendresse, nous réconcilier avec nous-mêmes et avec nos proches au delà des belles images qui nous encombrent pour rester disponible à ce que chaque aurore nous apporte de neuf.
Alors, le temps de vacances peut-être une école de détachement  pour aller dans ce chemin auquel nous invite le poète Rainer Maria Rilke: «Nous naissons, pour ainsi dire, provisoirement,  quelque part; c’est peu à peu que nous composons, en nous, le lieu de notre origine, pour y naître après coup et chaque jour plus définitivement» (2).

(1)Marie de HENNEZEL : La chaleur du cœur empêche nos corps de rouiller. Vieillir sans être vieux ». Editions Robert Laffont, 2008, page 11.
(2) Rainer Maria RILKE : Lettre à la comtesse Gallari-Scotti du 23 janvier 1923 in Lettres milanaises 1921-1926. Editions Plon 1956, pages 27-28

Chantiers pour un renouveau du vivre ensemble
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 16 juin 2014

Dans une récente tribune publiée dans le journal Le Monde, Alain Touraine, sociologue des nouveaux mouvements sociaux, appelle à une réinvention du politique (1). A ses yeux, les récentes élections européennes «montrent avant tout un écroulement de notre système politique» et révèlent que c’est la notion même d’acteur qui est en cause. Les deux partis de gouvernement ne sont pas parvenus à mobiliser ensemble le tiers du corps électoral et les tentatives des écologistes et des centristes pour trouver de nouvelles dynamiques politiques n’arrivent pas à transformer le jeu politique.  Au terme de cette analyse, Touraine conclut «Après l’épuisement des acteurs politiques des sociétés industrielles et après l’échec secondaire des nouveaux acteurs, les écologistes et les centristes, le caractère inévitable d’un renouveau profond s’est imposé».
Au delà des évolutions partisanes, c’est le renouveau du tissu citoyen de notre pays qui est en question. Je suggérerai quelques pistes pour cette refondation de notre vivre ensemble.
Il convient d’abord de passer d’une logique de l’expérimentation à celle de l’innovation en sortant de la confusion entre ces deux notions. Dans le cas de l’expérimentation  on pense à un résultat reproductible et généralisable. C’est la démarche habituelle de l’administration française qui s’efforce de généraliser des «expériences» jugées concluantes. Or, toute innovation n’a de sens que par la démarche qui l’a générée. Dès lors il est plus important de favoriser les capacités concrètes d’innovation que de se précipiter pour imposer des  «réformes» qui font l’impasse sur les capacités créatrices des acteurs de terrain. Il faut donc créer un système de formation et un environnement  administratif qui favorisent l’émergence d’acteurs sociaux au lieu de promouvoir une nouvelle scolastique administrative sensée vouloir faire le bien par décret. Ainsi pourront naître des espaces microsociaux compris comme structures de médiation entre l’individu et l’ensemble de la société. Le besoin d’innovation qui pousse les acteurs à créer vient le plus souvent de la perte de sens et de substance d’institutions politiques ou  sociétales. Il s’agit moins de contenus (si on jugeait toutes les institutions sur leurs programmes et intentions, elles sont toutes innovantes) que d’une dynamique où se tissent de nouveaux rapports entre les personnes et la société.

Depuis des lustres, notre pays connaît  une juxtaposition de discours de responsables invoquant les réformes tout en s’enfermant dans une démarche déductive jamais aboutie pour mobiliser le terrain, et d’actions diverses et non coordonnées d’innovateurs qui, à partir d’une situation locale, inventent de nouvelles formes de médiation sociale. La tâche de refondation à laquelle nous invite Alain Touraine me semble devoir passer par trois  chantiers majeurs: la définition de nouveaux paradigmes de l’action publique, le développement de processus de formation au service de l’émergence d’acteurs, la mise en place  de réseaux polycentrés d’innovateurs.

(1) Alain TOURAINE : La débâcle électorale des européennes impose à la gauche de changer totalement son regard sur la société française. Réinventons le politique, Journal Le Monde, 18-19 juin 2014, page 18.

S’engager quand même !
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 9 juin 2014

L’époque est dure pour ceux qui souhaitent donner un sens universel à leur réflexion et leur action.  La mondialisation marxiste par l’union des prolétaires s’est écroulée. La mondialisation économique a conduit à transformer l’argent, qui était un outil pour les transactions, en finalité ultime de l’activité humaine. Quant aux religions, elles vivent les tentations contraires de la conquête et/ou du repli dans du fondamentalisme identitaire. Au niveau de la vie politique la désaffection sans cesse croissante des citoyens pour les élections, les partis politique ou les syndicats crée un vide que l’ultra individualisme de la consommation ne saurait remplir.
Tout ceci traduit une crise de l’engagement que Miguel Benasayag et Angélique Del Rey ont remarquablement analysée dans leur ouvrage: De l’engagement dans une époque obscure (1). Ces auteurs me semblent avoir ciblé le cœur du problème en dénonçant un rapport hiérarchique entre la théorie et la pratique qui a trop souvent réduit  les militants à de petits soldats de chefs qui seraient porteurs d’un savoir sur l’avenir. A «l’engagement-transcendance» qui se fonde sur une vision totalitaire du monde, les auteurs opposent «l’engagement-recherche» qui accepte de s’ancrer dans le particulier et la complexité et abandonne la prétention à un changement global. Dès lors, il ne s’agit plus d’appliquer des programmes statiques définis par des experts, mais de construire des projets dans les situations que l’on vit. Cet ancrage modeste et conscient dans une réalité territorialisée, dans un va et vient permanent entre la théorie et l’expérience, n’est pas un refuge, mais la voie qui peut permettre à chaque être humain de devenir ce citoyen que ne cessent d’appeler de leurs vœux les leaders politiques de tous bords.
Dans son analyse sur la société civile comme 3ème pouvoir à côté de ceux de l’économie et de la politique, l’économiste et acteur sociétal philippin Nicanor Perlas montre comment celle-ci devient le creuset où peuvent s’inventer de nouvelles pratiques économiques et politiques: «La société civile est actuellement ce pouvoir qui pousse les forces dominantes de la société à réaliser l’équivalent d’un « rite de passage ». Les pouvoirs dominants doivent être rendus humbles. De cette humilité qui naît dans la phase de liminalité (2), de nouvelles possibilités éclosent pour la société. Ainsi, la société civile devient le lieu de l’«initiation » de la prochaine génération de dirigeants de la société au sens large – des dirigeants qui tiendront mieux compte des besoins réels de tous les citoyens» (3).
L’engagement permet de résister pour que les citoyens ne soient pas réduits à n’être que des gisements d’électeurs et/ou de consommateurs. Il élargit le champ de la dynamique sociale, convaincu que la culture, la spiritualité et la fraternité seront décisives dans ce que Nicanor Perlas  appelle «le commencement de la Nouvelle Histoire».

(1)Miguel BENASAYAG, Angélique DEL REY : De l’engagement dans une époque obscure, Editions Le passager clandestin, 2011.
(2)Liminalité : période dans un rite de passage pendant laquelle l’individu n’a plus son ancien statut et pas encore son nouveau statut.
(3) Nicanor PERLAS : La société civile : le 3e pouvoir. Changer la face de la mondialisation, Editions Yves Michel 2003, page 184.

Pour une politique au service de la créativité de chacun.
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 2 juin 2014

Les récentes élections au Parlement européen ont été qualifiées aussi bien  par des responsables politiques que par des journalistes de «séisme». Qu’un des pays fondateurs de la Communauté Européenne et qui se veut, avec l’Allemagne, le moteur de cette communauté, envoie au Parlement européen, comme groupe le plus nombreux, les représentants d’un parti très officiellement europhobe, remet  en cause l’image de la France. Par ailleurs, les deux partis de gouvernement, l’UMP et le Parti Socialiste ont connu des revers très importants et leur score additionné ne représente qu’un peu plus du tiers des votants!
Depuis des lustres, les hommes politiques sont tétanisés par les deux forces qui s’imposent de plus en plus comme les critères essentiels: l’argent et les media. La logique présidentielle de la constitution de la 5e République ne cesse de focaliser la vie politique sur cette grande  échéance électorale  à laquelle tout le reste est subordonné. Et une élection présidentielle devient de plus en plus une affaire d’argent et de media.
Dans un entretien qu’il vient d’accorder au journal La Croix, le prix Nobel de la paix, Muhammad Yunus, fondateur de la Grameen Bank, première institution de microcrédit au service  des personnes déshéritées du Bangladesh, analyse ainsi les impasses de l’entreprise moderne: «L’argent est le seul but qui motive l’entreprise moderne (…) L’explication de cet état d’esprit est à chercher dans l’essence du capitalisme moderne. C’est une machine. Avant, un entrepreneur devait prendre soin de ses ouvriers, de l’environnement, d’un village. Maintenant, un entrepreneur rend des comptes à des actionnaires. Ceux-ci regardent le cours de l’action et parient. Ils ne savent même pas ce que font les entreprises dont ils détiennent les parts. L’entrepreneur n’a pas le temps de traiter des enjeux sociaux. Il les exclut. Simplement, après avoir fait gagner beaucoup d’argent  à l’entreprise, il prend un peu de cet argent pour des actions sociales. Il le fait comme une charité. Cette conception des affaires transforme les salariés en robots à faire de l’argent» (1).
J’ai bien peur que cette conception des affaires ait envahi la vie politique convertie de plus en plus au dogme qu’on pourrait exprimer  ainsi: cherchez  premièrement le royaume de la finance et tout le reste vous sera donné par surcroît! Si le seul challenge que l’on puisse proposer aux électeurs, c’est d’être les meilleurs dans la compétitivité mondiale, c’est-à-dire les meilleurs pour fabriquer des produits aux coûts les plus bas, alors il ne faut pas s’étonner de la désaffection des peuples pour la politique, ce que manifeste les taux croissants d’abstention.
Muhammad Yunus définit un renouveau possible de la vie politique lorsqu’il déclare: «Chacun doit pouvoir être utile. Sans cela, le système est absurde. Chaque être humain a un pouvoir illimitée de création (…) J’utilise ma créativité, pas seulement pour prendre soin de moi, mais pour prendre soin de la planète. Je ne me limite pas à ma seule survie. La survie est un défi animal. Le défi humain est au-delà. Chaque être humain veut prendre soin de la planète».
(1) Muhammad YUNUS :  J’utilise ma créativité pour prendre soin de la planète, Entretien paru dans le journal La Croix du 30

Les citoyens européens condamnés à inventer !
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 24 mai 2014

A l’heure où j’écris ces lignes, j’ignore le résultat des élections au Parlement européen dont tous les observateurs nous disent qu’elles vont entériner la montée de l’euro scepticisme.
La crise que traverse la communauté européenne peut être illustrée par deux déclarations, déjà anciennes. L’une de Jacques Delors: «Aujourd’hui, l’Europe ressemble à un ménage qui vient d’acheter un appartement dans une maison. Il a ajouté deux, trois pièces, mais il n’y a pas d’architecte qui pense l’ensemble et réponde à la question centrale: pourquoi voulons-nous vivre et agir ensemble». L’autre, du philosophe Allemand Jürgen Habermas «Le processus d’unification bute aujourd’hui sur l’absence d’une identité européenne. Les problèmes que nous avons à résoudre aujourd’hui sont des problèmes politiques et l’on ne s’en débarrassera pas en se contentant d’espérer une intégration indirecte générée par des impératifs fonctionnels liées à l’unification des marchés et au jeu des décisions cumulées» (1).
Nous sommes loin des déclarations tonitruantes et naïves qui avaient accompagné la naissance de l’euro, le 1er janvier 2002, dont celle de Wim Duisenberg, alors président de la Banque centrale européenne : «Je suis persuadé que l’introduction des pièces et billets en euros apparaîtra dans les livres d’histoire de tous nos pays et même d’ailleurs comme le début d’une nouvelle ère en Europe». C’était croire que la création d’une monnaie commune pourrait dispenser les Européens de l’apprentissage d’un rapport au politique comme pouvoir de régulation plus que d’identité. Comme l’écrit l’américain Jeremy Rifkin, «L’union européenne est la première expérience d’institution gouvernementale dans un monde qui renonce progressivement au niveau géographique pour accéder à la sphère planétaire. Elle ne régit pas des relations de propriété au sein des territoires, elle gère bien davantage une activité humaine incessante et constamment mouvante dans des réseaux mondiaux» (2).
Dans le débat qui suivit l’intervention de Paul Ricoeur à la session de 1997 des Semaines Sociales de France, celui-ci fut questionné sur l’identité européenne et son rapport à l’étranger. Sa réponse me paraît particulièrement éclairante pour tous ceux qui s’engagent dans le projet européen:
«Dans l’état actuel des choses, l’État-nation paraît indépassable. Les espaces de juridiction sont fermés, et il y a donc un phénomène de clôture du politique. (…)Je crois que la distinction national-étranger est constitutive du politique. Mais il y a autre chose, c’est la vie culturelle, esthétique, religieuse, qui, elle, est transfrontière. De ce point de vue-là, il faut penser l’Europe non pas comme un système de frontières à franchir et à rendre plus ou moins perméables, mais en termes de foyers de rayonnement qui se chevauchent les uns les autres (…)  La question est de savoir comment on arrivera dans l’avenir proche à négocier entre un système de clôture à frontières et un système de rayonnement à foyers (…) Ce sont deux systèmes de pensée que nous allons avoir à gérer simultanément» (3).

(1)Jürgen HABERMAS : Sur l’Europe Editions Bayard 2006, page 42.
(2)Jeremy RIFKIN : Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire, Editions Fayard 2005, page 288.
(3)Paul RICOEUR : Etranger moi-même, Conférence aux Semaines Sociales de France de 1997.

Pour un renouveau de la citoyenneté européenne
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 20 mai 2014

D’après la plupart des observateurs, les  prochaines élections de nos représentants au Parlement européen s’annoncent particulièrement difficiles pour tous ceux qui croient à notre avenir dans l’Europe. Le taux d’abstention prévu ainsi que les bons scores annoncés des partis anti européens dans plusieurs pays d’Europe, dont la France, traduisent un scepticisme croissant et un désinvestissement dans ce qui se voudrait notre nouvelle frontière. Les gouvernements successifs de notre pays n’ont pas fait l’effort suffisant pour développer une pédagogie et un art de vivre européen et Bruxelles a servi trop souvent de repoussoir et de prétexte pour camoufler la pauvreté de certaines politiques hexagonales. La renaissance des populismes et des nationalismes agressifs, aussi bien dans des partis extrémistes dans plusieurs pays d’Europe que par la politique du Président russe Vladimir Poutine, appelle à plus de clarté et plus de force dans le projet européen.
Oublions pour un temps les idéologues pour relire ceux qui ont été les artisans très concrets de la construction européenne et retrouver l’élan qui les portait. Jean Monnet, un des «pères fondateur» de l’Europe, exprimait ainsi, au terme de ses Mémoires, sa vision de la dynamique européenne:
«Vers quel type d’Europe nous sommes conduits, je ne saurais le dire car il n’est pas possible d’imaginer aujourd’hui les décisions qui pourront être prises dans le contexte de demain. L’essentiel est de s’en tenir aux quelques points fixes sur lesquels nous nous sommes guidés dès le premier jour: créer progressivement entre les hommes d’Europe le plus vaste intérêt commun géré par des institutions communes démocratiques auxquelles est déléguée la souveraineté nécessaire. Telle est la dynamique qui n’a cessé de fonctionner brisant les préjugés, effaçant les frontières, élargissant en quelques années à la dimension d’un continent le processus qui avait au cours des siècles formé nos vieux pays. (…)
Ai-je assez fait comprendre que la Communauté que nous avons créée n’a pas sa fin en elle-même. Elle est un processus de transformation qui continue celui dont nos formes de vie nationale sont issues au cours d’une phase antérieure de l’histoire. (…) Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain» (1).
Aussi, les enjeux des prochaines élections au Parlement Européen sont loin d’être négligeables. Ils me semblent bien analysés par Philippe Herzog, président fondateur de Confrontations Europe, association qui réunit  différents acteurs souhaitant s’investir dans la participation active de la société  civile dans la construction de l’Europe. Après voir constaté que «en caricaturant un peu, l’Union européenne a été construite pour les citoyens, mais sans eux», Philippe Herzog écrit: «Les élections de 2014 devront donner le signal d’une démocratisation des institutions communautaires avec la responsabilisation des dirigeants et la participation des citoyens» (2). C’est ainsi, pour reprendre le propos de Jean Monnet, que les citoyens européens pourront continuer ensemble cette «étape vers les formes d’organisation du monde de demain».

(1)Jean MONNET : Mémoires Tome II  Ed. Livre de poche p.792-794
(2)Philippe HERZOG : Campagne, Mode d’emploi in Confrontations Europe La Revue, n°105, avril-juin 2014, page 5. Pour tout renseignements sur l’Association Confrontations Europe : www.confrontations.org

L’abstention symptôme d’une fatigue démocratique.
Chronique  hebdomadaire de Bernard Ginisty du 13 mai 2014

Au lendemain des élections municipales et à la veille du scrutin pour désigner les députés européens, on ne peut pas  ne pas voir la crise de notre démocratie révélée par la croissance ininterrompue de l’abstention depuis plusieurs années.  Les électeurs sont fatigués d’entendre des débats avec des figures imposées qui peu à peu se transforment en querelles de boutique partisane.
Or, la crise actuelle nous oblige à aller à l’essentiel. Il s’agit moins d’apporter de nouvelles réponses aux mêmes questions que d’interroger les questions qui structurent le débat public. Deux tribunes récentes d’économistes qui ont su allier leur compétence technique avec une réflexion sur les enjeux du vivre ensemble, me paraissent ouvrir des chantiers à ceux qui souhaitent sortir du marasme.
Dans une chronique intitulée «la grande transformation du travail» (1), Paul Jorion analyse les contradictions entre les politiques du plein emploi  et la réalité d’une société de compétitivité pour qui le travail est un coût qu’il convient de diminuer le plus possible. On «se lance dans les affaires», non pas pour créer des emplois, mais pour gagner de l’argent. L’auteur cite une étude de deux chercheurs de l’université d’Oxford  qui estiment «que 47% de la force de travail occupe un emploi qui sera remplacé  à terme par un ordinateur».  Dans ce contexte, Paul Jorion pose la vraie question politique: «Il faut tirer les conséquences du scénario qui s’est mis en place: les revenus des ménages vont devoir être dissociés de la force de travail que ses membres représentent, celle-ci cessant rapidement de constituer un atout monnayable (…). Parallèle à la «transition énergétique», la «grande transformation du travail» mérite la même attention».
Bernard Perret, quant’à lui, s’interroge sur le débat entre compétitivité et progrès social (2).  Là aussi on ne veut pas voir les contradictions: «Si la croissance revient, chacun sait qu’elle sera trop faible pour que la redistribution de ses fruits puisse tenir lieu de progrès. Il s’avère de plus en plus compliqué de concilier compétitivité et égalité, mondialisation et préservation des acquis sociaux – sans même parler de la lutte contre le changement climatique, cet immense non-dit du débat public». C’est la promesse républicaine d’égalité et de fraternité qui est ici en cause.  Nous sommes condamnés à la «réinvention du progrès social» et pour cela, prendre un peu plus au sérieux des innovations sociales: «économie collaborative, troc, mutualisation, échanges gratuits sur Internet, économie sociale et solidaire, nouveaux indicateurs de bien-être…».
Nous ne pouvons plus faire comme si la fameuse «crise» n’était qu’un passage momentané pour adapter un système dont on ne remettrait pas en cause les fondamentaux. Comme l’écrit Bernard Perret: «Depuis des décennies, le débat tourne en boucle autour des seules questions économiques. Si on veut vraiment faire de la politique, c’est-à-dire ouvrir l’éventail des futurs possibles (…) il est temps d’élargir l’horizon de la vie politique à d’autres dimensions de la vie réelle».

(1)Paul JORION : La grande transformation du travail in Journal Le Monde, 22 avril 2014, page 12.
Bernard PERRET : La rigueur économique ne peut tenir lieu de projet in Journal La Croix du 24 avril 2014, page 21

L’intelligence de croire
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 6 mai 2014

Dans son dernier ouvrage d’entretiens, particulièrement stimulant, le jésuite et philosophe Paul Valadier s’exprime sur «l’intelligence de croire». Pour cet homme dont l’œuvre importante nous a appris, entre autre, à relire Nietzsche (1),  si «la foi éclaire l’intelligence, elle ne dispense pas de son exercice, elle ne fait pas échapper aux nombreux risques à affronter qu’implique un tel exercice! En ce sens, elle n’est jamais «suffisante, elle n’est jamais «seule» (…). Elle nous provoque à assumer notre humanité culturellement située». Ces réflexions l’amènent à dénoncer vigoureusement «toute prétention à construire une contre-culture catholique», illusion source de fortes tentations des Eglises qui s’érigeraient en contre-société: «C’est la pâte humaine  qu’il faut faire lever, et non pas chercher à former de petits groupes d’élus heureux de se retrouver entre eux ou soi-disant « modèles » inaccessibles pour les autres» (2).
Aussi, pour Paul Valadier, le danger actuel pour le Christianisme «viendrait plutôt d’une invasion du sentimentalisme, d’une pratique du fusionnel, tellement sensible dans les groupes fondamentalistes ou charismatiques» qui conduit «à une excessive domination des fondateurs ou des directeurs sur les adhérents. Il est sûr à cet égard qu’une valorisation excessive de l’obéissance religieuse laisse trop souvent démuni devant les volontés de puissance, ou tout simplement la bêtise des supérieurs» (3).
Pour éviter ces dérives, Paul Valadier insiste sur la nécessité pour le chrétien, et plus généralement pour tout être humain, d’être capable de vivre dans une tension correspondant à la dualité de notre condition humaine au lieu de la fuir dans un fidéisme non critique ou un rationalisme plat: «La dualité est essentielle à la condition humaine et chrétienne, ne serait-ce que celle de l’homme et de la femme, tellement centrale dans toute société. Ces diverses dualités entre corps et esprit, nature et culture, raison et foi doivent être maintenues et voulues en tant que telles : toute disparition  de l’un des termes aboutit  à un écrasement de la richesse du réel» (4)
Le danger des sociétés qui se croient accomplies parce qu’elles répondraient à une Loi révélée n’est pas l’apanage des religions de la certitude excluant le doute. Non seulement, les totalitarismes  et les nationalismes du XXe siècle  dont hélas les événements d’Ukraine nous montrent qu’ils sont toujours actuels, y ont succombé. Mais il menace également nos démocraties: «A trop affirmer qu’elles s’instituent dans une autonomie en quelque sorte acquise ou établie, elles risquent bien de s’affaisser sur elles-mêmes dans la fausse conscience qu’elles ont atteint un degré en quelque sorte indépassable du développement humain» (5).
Lorsque, à la fin de l’ouvrage, son interlocuteur  lui demande de définir «la pointe du christianisme», Paul Valadier répond ceci: «De manière un peu abstraite, je dirais que le christianisme tient dans cette expression: jamais l’un sans l’autre. Jamais Dieu sans l’homme, jamais l’homme sans Dieu, en Christ d’abord, mais en chacun de nous ensuite, jamais l’homme sans la femme, jamais l’âme sans le corps, jamais le spirituel sans le temporel» (6).

(1)Paul VALADIER : Nietzsche et la critique du christianisme Editions du Cerf, 1974 ;  Nietzsche, l’athée de rigueur, Editions DDB, 1975 ; Jésus-Christ ou Dionysos. La foi chrétienne en confrontation avec Nietzsche, Editions Desclée 2004, Nietzsche. Noblesse et cruauté du droit, Editions Michalon 1998.
(2)Paul VALADIER : L’intelligence de croire. Entretiens avec Marc Leboucher. Editions Salvator, 2014, pages 49-50.
(3)Idem, pages 60-63.
(4)Idem, page 58.
(5)Idem, page 24
Idem, pages 236-237.

Pour une Europe au service de l’intérêt général
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 28 avril 2014

Entre 1995 et 1997, un Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI) avait été négocié secrètement au sein des pays membres de l’OCDE. Des mouvements citoyens américains divulguèrent dans le grand public ces tractations entraînant de très vives protestations aussi bien de mouvements pour l’exception culturelle, que des syndicats de salariés ou des défenseurs de l’environnement. Cet accord permettait aux entreprises multinationales d’assigner en justice les gouvernements pour des lois d’aides aux régions, d’aides à l’emploi, de protection de l’environnement et tout autre disposition modifiant les conditions de départ de l’investissement. Lionel Jospin, premier ministre de l’époque commanda un rapport à Catherine Lalumière qui déclara ce projet non réformable.  Finalement il fut abandonné en octobre 1998. C’est dans le contexte de cette lutte que se créèrent  les mouvements altermondialistes.
Le 16 avril dernier, le journal La Croix publiait une tribune signée de plusieurs personnalités associatives et universitaires dénonçant un projet de partenariat transatlantique entre l’Union européenne et les Etats-Unis d’Amérique dénommé TTIP: «A quoi serviront les élections européennes s’interrogent ces signataires ? A rien, ou si peu, si ce projet était mené à son terme. Il aboutirait tout simplement à la capture de nos législations sociales, sanitaires, environnementales, fiscales, par des multinationales étrangères» (1).
En effet, ce texte «négocié en catimini par la Commission européenne», permet à tout investisseur américain de demander des dommages et intérêts à un  pays européen  qui adopterait une loi qui réduirait son bénéfice potentiel auprès d’un tribunal supra national. Il s’agit donc d’un transfert que le texte juge «irrémédiable» de la souveraineté politique vers des intérêts privés.  Cet accord «consacrerait la suprématie du droit des affaires sur les autres droits» et ferait que «les citoyens seront structurellement placés au service de la logique financière des entreprises multinationales. Les populations en situation de pauvreté perdront les quelques chances qui leur restaient de sortir de leur condition». Et les auteurs de la tribune concluent que si ce projet est maintenu, «le schéma suivant lequel l’économie doit être au service de l’homme et la finance au service de l’économie aura été juridiquement et irréversiblement inversé»  (2).
Alors se vérifierait l’analyse prophétique de Charles Péguy écrite au début du XXe siècle: «Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure. (…)Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle  aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique ce qui ne devait servir qu’à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger. (…).L’argent est le maître de l’homme d’Etat comme il est le maître de l’homme d’affaires. Et il est le maître du magistrat comme il est le maître du simple citoyen. Et il est le maître de l’Etat comme il est le maître de l’école. Et il est le maître du public comme il est le maître du privé» (3).
Cette question fondamentale devrait être au cœur des prochaines élections européennes.

(1)Bertrand de KERMEL, président du comité Pauvreté et politique, Gaël GIRAUD, économiste, directeur de recherche au Centre d’économie de la Sorbonne, Jean MERCKAERT, rédacteur en chef de la revue Projet, Cécile RENOUARD, philosophe, enseignante à l’Essec et au Centre Sèvres, François SOULAGE, président du Secours catholique – Caritas France, Denis VIENOT, secrétaire général de Justice et Paix France : Accord transatlantique, des inquiétudes justifiées, Journal La Croix  du 16 avril 2014, page 21
(2)Les auteurs donnent un certain nombre d’exemples de ce nouveau « droit » : « Philip Morris poursuit en justice le gouvernement australien après sa décision d’interdire les noms de marque sur les paquets de cigarettes pour des raisons de santé publique. Des investisseurs européens ont porté plainte contre l’Egypte pour avoir augmenté le salaire minimum. Des investisseurs américains ont dénoncé la décision du gouvernement péruvien de réguler les déchets toxiques »
(3)Charles PEGUY : Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (1914). In Œuvres en prose complètes, Tome 3, Editions Gallimard, bibliothèque de La Pléiade, 1992 pages 1455-1457.

Le tombeau vide et l’accueil de l’Esprit
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du  21 avril 2014

La liturgie chrétienne nous invite à vivre les prochaines semaines comme un «temps pascal». Dans un monde où le règne de la marchandise réduit nos années et nos jours à une alternance de production et de consommation des choses, elle nous aide à retrouver les rythmes les plus fondamentaux de nos vies.
Etre témoin de la résurrection du Christ rend toutes les résurrections possibles: voilà le message fondamental de ce temps pascal. Une résurrection n’est pas une conquête ou l’addition des performances de telle ou telle institution religieuse. Elle n’est pas la revanche de Celui qui a été injustement et ignominieusement condamné. C’est l’expérience qu’au sein des pires désastres demeure intacte la capacité de renaître. Et ainsi deviennent caduques les religions du destin qui voudraient voir nos vies obéir aux seules logiques économiques, financières, militaires ou identitaires. La résurrection ne se vit pas dans le triomphe sur les autres, mais dans la lumière d’un matin de printemps où quelques femmes découvrent un tombeau vide.
Nous portons tous en nous, ce « duel de la vie et de la mort » évoqué dans la liturgie du jour de Pâques. Le Christ a été victime d’une folie identitaire à dominante religieuse. On ne lui a pas pardonné d’avoir ouvert les voies du salut, et donc la paix, à la totalité des hommes. Si la lumière de Pâques ne nous donne pas de solutions toute faites, elle nous habite comme une source de vie plus radicale que toutes les morts. Voilà pourquoi, bien loin d’inviter ses disciples à se replier sur leur quant’ à soi, il les invite à se laisser bousculer par l’Esprit qui les enverra aux quatre coins du monde.
Le tombeau vide relativise tous les mausolées que l’humanité ne cesse d’inventer pour ses «grands hommes» ! C’est l’invitation adressée à chaque être humain d’appareiller au vent de l’Esprit. Le poète et traducteur de la Bible que fut Jean Grosjean commentait ainsi le message pascal: «Le Maître n’avait pas institué un bureau de rédaction pour paroles exactes ni un ministère de la méticulosité des faits. Ce n’est pas son genre d’instituer. Son genre, c’est de nous envoyer vivre et faire vivre de sa vie de Fils, mais il semble penser qu’on ne sera guère pénétré de son Esprit filial sans avoir été comme labouré par ce langage que sont ses paroles et sa vie» (1). Alors peut-être les Eglises pourront échapper à ces deux écueils que dénonce le Pape François: «Un universalisme abstrait et globalisant, ressemblant aux passagers du wagon de queue, qui admirent les feux d’artifice du monde, celui des autres, la bouche ouverte et avec des applaudissements programmés. (…) Ou un musée folklorique d’ermites renfermés, condamnés à répéter toujours les mêmes choses, incapables de se laisser interpeller par ce qui est différent, d’apprécier la beauté que Dieu répand hors de leurs frontières» (2).

(1)Jean GROSJEAN : Araméennes. Conversations avec Roland Bouheret Dominique Bourg et Olivier Mongin, Editions du Cerf, 1988, page 107. L’auteur poursuit ainsi : « S’il y avait un Eglise visible unique dans le temps et dans l’espace, elle serait l’idole séductrice. La miséricorde du Père à la fois si intime et si intimidante serait éclipsée par une société maternante. L’accès au Fils ne serait plus que grégaire ou congressiste. Un confort dogmatique et un égoïsme collectif remplaceraient nos démêlés avec le Paraclet » (page 108).
(2)Pape FRANCOIS : La joie de l’Evangile, § 234, Editions Bayard, Cerf, Fleurus-Mame, 2013, page 201.

Pour un renouveau de la parole politique
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 14 avril 2014

Dans sa déclaration de politique générale prononcée le 8 avril devant les députés dont il sollicitait la confiance, le nouveau Premier Ministre Manuel Valls soulignait que, pour les Français, «la parole publique est devenue une langue morte». La crise économique et sociale suscite en abondance des discours d’experts qui tentent de trouver une rationalité dans cette perte du «crédit», ressort indispensable à l’activité économique. Ce serait une erreur de penser qu’il s’agit là d’une question réservée à des économistes et des financiers. Car en effet, la crise du «crédit» dépasse la question de l’accès aux prêts bancaires. Elle signifie la méfiance généralisée et la peur de l’avenir qui s’installent dans une société.
Pour comprendre cette situation,  écrivains et poètes qui scrutent les ressorts de l’âme humaine peuvent aussi nous éclairer car la compréhension de nos comportements économiques renvoie à l’analyse de nos pulsions profondes. Parmi ceux-ci,  Charles Juliet, dont les ouvrages semblent  si éloignés des «Unes» des journaux, me paraît particulièrement éclairant.  «Être écrivain, écrit-il, c’est vivre le plus possible dans le silence et demeurer à l’écoute de ces mots chuchotés qu’il importe de capter et de coucher par écrit» (1). Il dénonce le verbiage médiatique envahissant: « Il est parfois effarant de voir à quel point des personnes qui ont pourtant accès aux livres, à la culture, à une certaine réflexion, vivent dans l’ignorance de ce qui les meut. Mais dans notre société matérialiste, déshumanisée et déshumanisante, rien n‘est conçu pour nous inviter à travailler en nous-mêmes. (…) Il est des êtres surchargés de savoir, mais en qui vécu et pensée ne communiquent pas. C’est à eux que pourrait s’appliquer cette formule : ils savent tout mais ils n’ont rien compris» (2). Le vivre-ensemble  ne résulte pas de l’addition d’expertises, mais d’abord d’un travail sur soi que l’écrivain Charles Juliet définit ainsi: «S’affranchir de tout ce qui enferme, sépare, asservit. Faire rendre gorge jour après jour à cet être dur et mauvais qui réside en chacun. Cet être sans bonté qui naît de notre égocentrisme, et plus encore sans doute de la peur, de nos peurs, lesquelles nourrissent cet aveugle besoin de sécurité, de puissance, de domination, d’où résultent tant de ravages» (3).
Au moi de mai prochain vont se dérouler les élections européennes. C’est l’occasion, comme l’écrit Gaël Giraud,  jésuite et spécialiste de l’actualité économique et financière  «de reprendre notre cheminement politique vers d’autres figures du lien social, construites à travers le débat démocratique et non sur le rapport de force muet des transactions financières. Je crois que c’est très précisément le sens spirituel de la construction d’une Europe «commune». (…) Comme le dit déjà le Livre des Proverbes, «les idoles ne parlent pas». L’enjeu est donc aujourd’hui, que les Européens  réapprennent à se parler entre eux. Et, en premier lieu, que les élites politiques et économiques consentent de nouveau à parler aux peuples européens» (4).

(1)Charles JULIET : Ce long périple. Éditions Bayard 2001, pages 45-46.
(2)Id. Pages 47-49. .
(3)Charles JULIET : Trouver la source. Éditions Paroles d’Aube, 1992, pages 45-46.
Gaël GIRAUD : Illusion financière, Editions de l’Atelier, 2013, page 167

Lendemains d’élections municipales
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 7 avril 2014
La campagne électorale pour les municipales que nous venons de vivre aurait pu être l’occasion, pour notre société, de faire le point sur ses valeurs fondamentales et les  solidarités qu’elle entend promouvoir sur le terrain. Au lieu de cette réflexion qui fait appel à la responsabilité de chacun, nous avons été trop souvent abreuvés de petites phrases et d’analyses sans fin des rapports de force entre les appareils des partis politiques ou du destin de telle ou telle personnalité. L’emprise du système médiatique sur le débat démocratique conduit à une «normalisation» du débat, comme l’analyse Jean-François KAHN dans son dernier ouvrage: L’horreur médiatique (1) Face à ce conditionnement, il n’est pas étonnant que se développe une critique systématique des média: «On ne trouve pas, écrit-il, de qualificatif plus dévalorisant pour désigner, par exemple, un candidat présidentiel, ou un philosophe en vue, que de leur accoler cette étiquette «candidat des médias» ou «philosophe des médias»(2).
Alors qu’habituellement, les élections locales suscitent un intérêt privilégié de la part des électeurs, on a constaté un taux record d’abstention. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation: l’incapacité des hommes politiques de sortir des figures imposées et usées des joutes électorales, le scepticisme d’une société traumatisée par le chômage face auquel l’alternance gauche droite paraît dépourvue de signification, ou encore, la confiscation de la politique par des “experts” qui réduit l’exercice de la citoyenneté à des questions de compétence financière et économique. Cette crise démocratique appelle à inventer de nouveaux rapports entre les acteurs de la société civile et ceux de la vie politique. De s’être ignorés, méprisés ou instrumentalisés, les uns et les autres risquent de s’enfoncer dans la stérilité. L’histoire de ce pays montre que  l’activité politique est féconde lorsqu’elle  embraye sur les créations de la société civile: celles des Bourses du travail, du syndicalisme, de l’économie sociale, de l’éducation populaire, de la vie associative, des ONG… Réciproquement, si ces mouvements sociaux perdent leur rôle de médiation entre l’individu et le champ global du politique, ils se sclérosent parfois dans les mains de permanents corporatistes justifiant leurs rentes de situation par de vagues généralités humanistes.
Le 14 mai 1984, à l’université de Toulouse Le Mirail, était lu un discours de Vaclav Havel empêché par les autorités communistes de son pays, la Tchécoslovaquie, de venir recevoir le diplôme de docteur honoris causa que l’université lui avait décerné. Après le tapage médiatique que nous venons de traverser, il me paraît utile de relire les propos de cet homme politique qui a payé au prix fort sa lutte pour la démocratie, avant d’exercer dans son pays les plus hautes fonctions: «Il me semble, écrit-il, que tous, que nous vivions à l’Ouest ou l’Est – nous avons une tâche fondamentale à accomplir dont tout le reste découlerait. Cette tâche consiste à faire front à l’automatisme irrationnel du pouvoir anonyme, impersonnel et inhumain des idéologies, des systèmes, des appareils, des bureaucraties, des langues artificielles et des slogans politiques ; (….) à faire confiance à la voix de notre conscience plutôt qu’à toutes les spéculations abstraites ; (…) à ne pas avoir honte d’être capable d’amour, d’amitié, de solidarité, de compassion et de tolérance, mais au contraire, à rappeler de leur exil dans le domaine privé ces dimensions fondamentales de notre humanité et à les accueillir comme les seuls vrais points de départ d’une communauté humaine qui aurait un sens» (3).

(1)Jean-François KAHN : L’horreur médiatique Editions Plon, 2014
(2)Id. page 28
(3)Vaclav HAVEL : La politique et la conscience in Essais politiques, Editions Calmann-Lévy, 1989, page 243

La « respiration » du Carême
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 31 mars 2014

La liturgie chrétienne nous invite à vivre actuellement quarante jours de Carême avant la célébration de la fête de Pâques. Cette période fait référence aux quarante ans passés par le peuple d’Israël au désert avant son entrée dans la Terre Promise comme à celui des quarante jours passés au désert par le Christ au début de sa vie publique. Elle nous rappelle la nécessité de prendre régulièrement des temps de recul par rapport à nos vies quotidiennes pour en retrouver le sens profond.
L’Evangile de Matthieu nous dit «Jésus fut conduit au désert par l’Esprit pour être tenté par le diable. Il jeûna quarante jours et quarante nuits, après quoi il eut faim. Et le tentateur l’aborda» (1). Et le Christ va faire face à ces fameuses «tentations» que tout homme connaît  et auxquelles il sacrifie le plus souvent le sens de sa vie: la quête sans fin de la consommation, celle de la gloire et enfin celle de la puissance. Ce qui est surprenant dans le texte, c’est que le diable justifie ses propositions en citant chaque foi des textes de l’Ecriture. Et le dialogue entre le Christ et le diable prend la forme d’une controverse sur l’exégèse des textes concernant la hiérarchie des valeurs. Cette confrontation s’achève par ces mots de Jésus «Retire toi Satan! Car il est écrit: C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, c’est à Lui seul que tu rendras un culte. Alors le diable le quitte» (2). Par ces mots, le Christ pose en principe le refus de toute idolâtrie qui consiste à absolutiser telle ou telle pulsion qui nous habite et sa justification par des motifs qui se voudraient «religieux»! Ainsi, le diable, dont le sens étymologique est «le diviseur» est  celui qui nous entraîne dans des impasses, y compris «religieuses» qui nous ferment à l’ouverture à la grâce inconditionnelle qui nous fonde.
Lors d’un séjour dans le désert de Mauritanie, il y a plusieurs années, j’avais ramené un texte transmis par un ami Soufi  qui illustre le sens de ce retrait de Carême:
«Cherche-toi, jusqu’à ce que tu te trouves
Puis quitte-toi lorsque tu te seras trouvé
Car si la connaissance ne t’enlève pas à toi-même pour être dans la fraternité,
Alors, il vaut mieux rester ignorant».

J’avais cité ce texte  dans une de mes chroniques. Un de mes amis, Philippe Leconte, lors d’une conférence publique (3) où il le reprenait l’a heureusement complété en ajoutant un deuxième temps à cette «respiration» à laquelle nous invite le Carême:
«Va vers autrui jusqu’à ce que tu te donnes
Puis reviens vers toi lorsque tu te seras donné
Car si l’amour ne te rend pas à toi-même pour être dans la liberté
Alors il vaut mieux n’avoir rien à donner».

(1) Evangile de Matthieu, 4, 1-3
(2) Id. 4, 10-11
Philippe LECONTE, Conférence du 9 avril 2012 au Forum « Terre du Ciel » in Revue Alliance n°30 <www.terre-du-ciel.org>

La foi d’Abraham, invitation au voyage sans retour
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 24 mars 2014
La semaine dernière, la liturgie du 2ème dimanche de Carême nous a proposé la lecture du passage de la Genèse racontant la vocation d’Abraham (1). Ce texte ouvre une page majeure dans l’histoire des rapports de l’humanité avec le divin. Sur ce sujet, Emmanuel Levinas avait coutume de dire qu’il existe deux formes essentielles d’itinéraires. L’un est illustré par la grande épopée d’Homère qui nous raconte l‘Odyssée d’Ulysse. Celui-ci quitte sa maison et, après beaucoup d’aventures, revient chez lui, au point de départ. Au lieu d’être  l’exode vers le Tout Autre, l’Odyssée n’aura été qu’un beau voyage, pour, comme dit le poète Joachim du Bellay, «vivre entre ses parents le reste de son âge» (2). L’autre, c’est celui d’Abraham qui part au nom la Parole de Celui qui l’invitait à quitter son univers familier pour, définitivement, «aller vers le pays qu’il lui  montrerait» (3).
La traduction au plus près de l’hébreu de l’appel de Dieu est : «Le Seigneur dit à Abraham : va pour (ou « vers ») toi, de ta terre, de ta parenté, de la maison de ton père, vers la terre que je montrerai». Cette expression «va pour toi» ou «va vers toi» est très significative. Elle montre qu’il ne s’agit pas simplement de changer de lieu, de climat, de pays, de groupe, d’église ou de communauté. C’est aussi une invitation au voyage intérieur, vers ce qui est le plus radical en soi-même.
Comme Abraham, chaque croyant est appelé à quitter le connu pour se risquer vers un ailleurs. Le Chrétien se définit comme celui qui reçoit l’Evangile, mot qui signifie «bonne nouvelle», c’est-à-dire un événement et une parole qui le nourrissent et qu’il n’avait pas «prévus». La démarche de foi n’est pas un acte isolé fait une fois pour toutes ni un «principe de précaution» qui nous protégerait des aléas de la vie. C’est un style d’existence pour rester disponible à toute «bonne nouvelle» qui nous libère de nos enfermements et de nos peurs. Ainsi, le rappel du départ inaugural de celui qu’on appelle «le père des croyants»  invite à réveiller en nous cet appel de Dieu qui fait de nous des nomades en quête de Lui. La vraie frontière entre les êtres humains traverse tous les groupes, communautés ou églises : c’est celle qui sépare ceux qui se croient «arrivés» et ne s’interrogent plus, et ceux qui poursuivent leur route restant ouverts à l’inattendu de la parole de Dieu et de la rencontre d’autres compagnons de route.
(1)Livre de la Genèse, 12, 1-9
(2)« Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage
Ou comme celui-là qui conquit la Toison
Et puis est retourné, plein d’usage et raison
Vivre entre ses parents le reste de son âge » Joachim du Bellay (1522-1560)
(3) Pour Emmanuel Levinas (1906-1995), la pensée occidentale sur Dieu a trop souvent oublié cette nécessaire sortie de soi pour aller vers Lui : « Le Dieu des philosophes, d’Aristote à Leibnitz, à travers le Dieu des scolastiques – est un dieu adéquat à la raison, un dieu compris qui ne saurait troubler l’autonomie de la conscience, se retrouvant elle-même à travers toutes ses aventures, retournant chez soi comme Ulysse qui, à travers ses pérégrinations, ne va que vers son île natale. (…) La philosophie préfère l’attente à l’action, pour rester indifférente à l’Autre et aux Autres, pour refuser tout mouvement sans retour. Elle se méfie de tout geste inconsidéré, comme si une lucidité de vieillesse devait réparer toutes les imprudences de la jeunesse. L’action à l’avance récupérée dans la lumière qui devait la guider, c’est peut-être la définition même de la philosophie ». Emmanuel Levinas : En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger  Editions Librairie philosophique Vrin Paris 1982 p. 188-189.

Hommage à Georges LAURIS, « enfant de la vigne et fils du printemps ».
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 17 mars 2014
«C’est le vignoble qui m’a engendré. Je suis enfant de la vigne et fils du printemps. Né le 19 mars, fête de l’artisan Joseph de Nazareth, époux mystique d’une jeune femme. Laquelle devait mettre au monde le Prince des poètes» (1). C’est ainsi que se présentait le frère  dominicain  Georges Lauris qui vient de nous quitter, le 4 mars, à 91 ans.
Celui qui fut un poète et un chercheur spirituel de premier plan écrivait: «Je tiens de ma foi le sens, mais aussi le goût de la métaphore, de l’allusion. Ma mesure enfin : dans l’ordre de la grâce – synonyme parfait de don – il ne saurait exister que des mendiants, des hères qui tendent la main et le cœur. Disons, des pauvres honteux, mais solaires» (2).
Baudelaire, Rimbaud, Péguy, Claudel, Mallarmé, Eluard, Char ont été pour Georges Lauris «les bardes d’une joyeuse aurore, chaste et sans déclin». Mais, pour lui, «le VERBE TOTAL n’est confié qu’aux prophètes et aux mystiques : de Moïse et Jérémie à Thérèse d’Avila et Jean de la Croix. Poésie est fille de la Terre. Sève mystique, elle monte jusqu’au cœur de l’Adam. En elle se consomme le mystère du langage: en elle, enfin, les mots passent les mots» (3) Parmi ses ouvrages, celui consacré à Jean Bourgoint, dont l’histoire a largement inspiré Jean Cocteau dans son roman Les Enfants terribles, illustre un de ces nomades de la quête spirituelle qu’il n’a jamais cessé de fréquenter (4). Son poème Le Cygne des Mers écrit en hommage au trimaran «Pierre Ier» amarré au Vieux Port de Marseille est dédié «à nous-mêmes, invétérés nomades, rongés par la fièvre d’être, la soif de l’exilé et du pèlerin» (5)
Dans un texte intitulé «Entre le soleil et l’icône» qui évoque ses cheminements de méditerranéen, il écrivait ceci: « J’affirme volontiers ma foi, sans avoir pour autant une âme de bateleur. Je n’ai jamais piaillé en dévot pour vendre des indulgences. Je dis ma foi pour l’aérer, lui donner la parole, la maintenir en vie et en forme. Je veille, somme toute, sur sa santé. Je crains toujours qu’elle ne tombe en neurasthénie, ne devienne morbide. «Azur ! azur ! azur !» (6) (7).

(1) Georges LAURIS : Anamorphoses, Editions Devilliers, 1995, page 7
(2)Id. page 111.
(3)Id. page 8
(4)Georges LAURIS, Itinéraire d’un enfant terrible. De Cocteau à Cîteaux, Presses de la Renaissance, 1998. Partie prenante des grandes aventures littéraires et spirituelles du XXe siècle, Jean Bourgoint a été immortalisé par Jean Cocteau dans Les Enfants terribles publié en 1929 et porté à l’écran en 1950 par Jean-Pierre Melville. Il en a fait le symbole de toute une jeunesse pour qui « aller trop loin » était une nécessité. Demandant le baptême à 20 ans, il eut pour parrain et marraine Jacques et Raïssa Maritain. Durant une longue période de désespérance, il survit grâce à Jean Hugo, qui l’accueille au mas de Fourques, près de Lunel dans l’Hérault. Sa rencontre avec le Père Rzewuski en 1947 lui fait prendre un tournant qui le mènera de l’opium à la Trappe, après un passage au couvent dominicain de la Sainte Baume où il partagea durant quelques mois la vie de Georges Lauris, alors étudiant en théologie. En 1950,  il fait profession religieuse à Cîteaux sous le nom de Frère Pascal pour terminer sa vie, en 1966, à la léproserie de Mokolo au Cameroun. Georges Lauris m’écrivait : « Pas à pas, j’ai suivi ce « lépreux spirituel » dans son désert et ses oasis. J’ai excité et alimenté sa soif. J’ai certitude qu’il s’ajoute à notre siècle comme l’étoile du matin à la nuit ».
(5)Georges LAURIS, Le Cygne des Mers, Vieux Port, 10 août 1991 in Anamorphoses op.cit. page 117
(6)Id. page 112
(7) Parmi les nombreux ouvrages de Georges LAURIS on peut encore citer 3 œuvres dramatiques : Judas avec des illustrations de Bernard Buffet, Editions Saint-Lambert ;  Sade, marquis sans-culotte, Paul Tacussel Editeur, 1994 ; La Mort de Socrate, Ed. Les Cahiers de l’égaré, 1997. Ses textes poétiques ont été réunis sous le titre Œuvre poétique, Editions du Cerf ,2001. Je signalerai encore Marie-Madeleine, Muse et Reine de Provence, Editions du Cerf 2001 et Je suis venu vivre tout haut. Autobiographie de ma foi, Editions du Cerf, 2008. Il a reçu le Prix de poésie de l’Académie française (1991) et le Prix des écrivains croyants (1999).

Habiter ensemble notre terre.
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 10 mars 2014

Dans son édition du 23 février dernier, un article du quotidien britannique Guardian expliquait qu’il y avait en Europe plus de 11 millions de logements vides ce qui serait suffisant pour proposer à chaque personne sans domicile fixe du continent deux logements! «Beaucoup de ces logements se situent dans de vastes complexes pour vacanciers, construits pendant le frénétique boom immobilier qui s’est poursuivi jusqu’à la crise financière de 2007-2008 — et n’ont jamais été habités», relève le Guardian. Beaucoup d’investisseurs en ont acheté sans la moindre intention d’y habiter. Et des centaines de milliers de logements ont même été abandonnés ou détruits avant que leur construction ne soit achevée, pour tenter de faire monter les prix des propriétés existantes, selon le quotidien.
Dans son nouveau rapport sur «L’état du mal-logement en France» publié le 31 janvier 2014, la Fondation Abbé Pierre fait le constat suivant: «Aux 3,5 millions de mal-logés, à savoir les sans domicile fixe (141.500 personnes), les personnes vivant dans des abris de fortune ou en résidence sociale, viennent s’ajouter les plus de 5 millions de personnes fragilisées à cause de leur logement: propriétaires occupant un logement dans une copropriété en difficulté (près de 730.000 personnes), locataires en impayés de loyers (1,2 million), ou encore personnes en situation de «surpeuplement» (3,2 millions). Un contingent qui est complété par – ou qui se cumule avec – les 3,8 millions de ménages en situation de précarité énergétique, les près de 92.000 familles occupant un logement sans droit, ou les 1,7 million de ménages qui ont une demande de logement social en attente». Enfin, le rapport évoque une étude du Credoc réalisée à la demande du MEDEF qui évalue à 2 millions le nombre de  personnes qui auraient refusé un emploi «parce que cela les aurait obligées à déménager en occasionnant un surcoût financier» (1).

L’histoire de l’humanité a été souvent celle de la pénurie et de la lutte pour la possession de biens rares. Aujourd’hui, la question n’est pas d’abord dans la rareté de la ressource, mais dans notre incapacité politique et citoyenne de la gérer. Lorsque, durant l’hiver 1954, l’Abbé Pierre a lancé son fameux appel pour l’hébergement de personnes qui mouraient de froid dans la rue, il y a avait une pénurie objective de logements. Aujourd’hui, 60 ans après,  les logiques financières et spéculatives conduisent à justifier l’existence de centaines de milliers de logements inoccupés avec la détresse des sans-logis et des mal-logés. Ce n’est pas en se contentant d’être des travailleurs sociaux face aux conséquences d’un marché financier mondial érigé en loi suprême du monde que les responsables politiques accompliront leur mission. Aujourd’hui, les capacités d’offrir à tous les habitants de cette terre une nourriture et un logement décents existent. Faut-il encore que chacun d’entre nous s’ouvre à davantage de solidarité avec les plus exclus et que les hommes politiques sachent créer les conditions concrètes favorisant une habitation civilisée de notre monde.

(1) CREDOC : Les problèmes de logement de salariés affectent 40% des entreprises. Etude réalisée à la demande du MEDEF (Mouvement des Entreprises de France) Avril 2012

Hans JONAS et le principe de responsabilité
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 3 mars 2014

Durant les prochaines semaines, nous allons vivre un temps de campagne électorale pour les élections municipales et celles du parlement européen. Au delà des manichéismes simplistes ou de la recherche de boucs émissaires qui caractérisent  trop souvent ces périodes, il faut souhaiter qu’elles soient l’occasion d’un renouveau de la responsabilité citoyenne. Sur ce point, l’œuvre de Hans JONAS, un des grands penseurs du XXe siècle disparu en 1993, me paraît particulièrement féconde. Juif allemand né en 1903, il choisit l’exil en 1933, émigre d’abord en Palestine, puis à New York où il enseigne la philosophie. Il ne va cesser de méditer sur la faillite d’une certaine philosophie devant les aberrations commises par l’homme. Cela le conduit à développer sa pensée autour de ce qu’il appelle le «principe de responsabilité» (1) sans lequel l’homme assiste soit en complice, soit en spectateur désabusé aux pires errements. Cette responsabilité, H. Jonas la proclame non seulement face aux autres hommes, mais aussi dans nos rapports avec la nature que nous dévastons sans grands états d’âme. En cela, il est une des grandes références de la pensée de l’écologie.
C’est l’expérience d’Auschwitz où fut assassinée sa mère qui constitue pour lui un des lieux fondamentaux de sa réflexion. «Et Dieu laissa faire. Quel est ce Dieu qui a pu laisser faire?» C’est la question qui taraude Hans Jonas dans un texte intitulé «Le concept de Dieu après Auschwitz» (2). A ses yeux, la Shoah bouscule les vieilles catégories théologiques qui font de Dieu le «Seigneur de l’Histoire». S’interrogeant sur les trois absolus qui définissent Dieu: l’amour, l’intelligence et la puissance, Hans Jonas écrit: «Après Auschwitz, nous pouvons affirmer qu’une divinité toute puissante ou bien ne serait pas toute bonne, ou bien resterait entièrement incompréhensible».
Pour sortir de cette impasse, le philosophe reprend la conception de la création  dans Kabbale juive comme  «retrait du divin». Comment, s’interrogent les penseurs  de la Kabbale, quelque chose peut-il exister en dehors de Dieu puisque philosophiquement Dieu représente la totalité? Ils répondent que Celui qui est tout ne peut créer qu’en se retirant pour laisser exister des libertés différentes de lui. Dieu ne se définit plus alors comme la roue de secours de nos manques et de nos horreurs, mais celui qui, en se retirant, limite sa toute puissance et suscite la responsabilité totale de l’homme gardien de son frère (3).
Dès lors, il serait vain d’attendre je ne sais quelle intervention miraculeuse qui arrêterait au dernier moment les désastres commis par les hommes vis-à-vis d’eux-mêmes ou de la nature. «Pendant toutes les années qu’a duré la furie d’Auschwitz, écrit-il, Dieu s’est tu. Les miracles qui se produisirent vinrent seulement d’êtres humains». Hans Jonas pose en principe de la vie collective notre responsabilité pour les personnes victimes des tyrannies politiques ou économiques. Loin d’être le nom qui justifie la violence,  Dieu apparaît à ses yeux comme Celui qui ne cesse de demander à chaque homme de prendre soin de son frère et de  la création. Et toute prière est une méditation sur cette responsabilité.

(1)Hans JONAS : Le principe de responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Editions Flammarion, collection Champs, 1999
(2)Hans JONAS : Le concept de Dieu après Auschwitz, Editions Payot, collection Rivages, 1994
(3)Ce concept de la Kabbale juive se nomme Tsimtsoum mot hébreu qui signifie contraction. Il traite d’un processus précédant la création du monde selon la tradition juive et peut se résumer comme étant le phénomène de contraction de Dieu dans le but de permettre l’existence d’une réalité extérieure à lui.

« Chemins de vie, chemins de Dieu »
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 24 février 2014

La vie spirituelle ne se définit pas par des travaux pratiques issus de certitudes dogmatiques, mais par les routes et les chemins dans lesquels l’homme s’aventure au nom de sa foi.  Dans ces itinéraires, nous avons plus besoin de compagnons de route que de subtiles dissertations. Quelques semaines avant sa mort dans une unité de soins palliatifs, le mois dernier, Francis Deniau, ancien évêque de Nevers, écrivait une ultime lettre à ses amis où il annonçait ainsi la parution de son dernier ouvrage Chemins de vie, chemins de Dieu (1): «J’ y ai mis tout ce que j’ai pu de moi-même, ce qui m’a guidé dans ma vie. « Voici quel est à présent mon chemin, où est le votre ? disais-je à ceux qui me demandaient LE  chemin, car LE chemin n’existe pas». J’ai fait mien ce mot de Nietzsche en cherchant à le conjuguer avec la parole de Jésus: «Je suis le chemin, la vérité, la vie».
Au terme de sa vie de prêtre et d’évêque, il fait le constat suivant: «Dieu n’est pas objet de discours, de leçons. (…) Il n’y a pas de spécialistes de la vie humaine, des décisions éthiques, de «Dieu». Et, si j’ose dire: grâce à Dieu,  nous avons appris à nous méfier des spécialistes et des donneurs de leçons, dans les domaines qui relèvent d’abord de l’expérience et de la responsabilité de chacun. Si le mot «Dieu» ouvre des brèches, il ne saurait être l’apanage des spécialistes, ni la propriété d’une tribu, d’un mouvement, d’une religion. Il ne saurait être le fonds de commerce des hommes «religieux». Il est plutôt l’indicateur d’une ouverture mystique qui n’est elle-même enfermée dans aucune forme de spiritualité et qui se joue peut-être autant dans la négation que dans l’affirmation» (2).
C’est pour cela que Francis Deniau ne cesse d’être attentif à tous les enfermements que l’homme invente au nom de Dieu, toutes ces figures du «Dieu pervers», suivant le titre d’un  ouvrage de Maurice Bellet plusieurs fois cité. A ses yeux, le fameux interdit du Livre de la Genèse concernant l’arbre de la connaissance, source de ce  qu’une certaine tradition théologique a appelé «le péché originel»,  signifie ceci «Tu ne confondras pas connaître et dévorer ! Nous savons trop bien combien cette confusion est destructrice, dans les relations interhumaines, comme dans notre relation à la nature» (3).
Francis Deniau voit le cœur de la vie chrétienne dans la célébration de l’Eucharistie où, écrit-il, une communauté de croyants arrête sa prière pour raconter les derniers gestes et les dernières paroles de Jésus: «La rupture de la prière pour introduire un récit – cette chose étonnante – est comme un indice de quelque chose d’essentiel. Le chrétien n’est pas un homme ou une femme de prière, ou un homme et une femme qui agit selon un  certain modèle, certaines directions de vie, une certaine morale. C’est quelqu’un qui, avec d’autres qui lui en ont parlé (c’est cela l’Eglise) fait mémoire de Jésus. Une mémoire dangereuse (çà peut engager fortement ma vie dans une aventure qui n’est pas sans risque) de la liberté religieuse de Jésus» (4).

(1)Francis DENIAU : Chemins de vie, chemins de Dieu, Editions Desclée de Brouwer, 2013. Francis Deniau a été aumônier d’étudiants, vicaire général, curé en banlieue parisienne, puis évêque de Nevers de 1998 à 2011. Il est décédé le 12 janvier 2014.
(2)Id. Page 36
(3)Id. Page 75
Id. Page 190

« Pourquoi les riches ont gagné »
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 17 février 2014

Le dernier ouvrage de Jean-Louis Servan-Schreiber se veut une analyse sans concession du triomphe  de l’argent dans nos sociétés modernes: «Cela ne se crie pas sur les toits, mais tout se passe comme si les riches avaient gagné, financièrement bien sûr, mais aussi politiquement et presque idéologiquement. (…) Journaliste ayant passé trente ans dans la presse économique, j’observe la montée des riches comme symptôme de notre époque. N’est-elle pas à la  jonction des deux valeurs reines en ce siècle, l’argent et l’individualisme, lesquels sont faits pour s’entendre, l’un au service de l’autre» (1).
L’auteur analyse cette prééminence de l’argent aux deux extrêmes de notre société: les délinquants des quartiers dits sensibles et les grands banquiers internationaux: «Pour les dealers des banlieues comme pour les oligarques du profit, la primauté de l’argent entraîne une vision dévoyée de la société actuelle» (2). Dans les entreprises, les acteurs financiers détiennent le  pouvoir: «leurs vrais patrons sont Wall Street et Londres, les vrais censeurs, les agences de notation. Entités aux yeux desquelles l’emploi est un fardeau à porter qu’il convient de réduire au maximum» (3). Dès lors, on comprend que les riches ne prennent plus de gants pour affronter le pouvoir politique puisque leur principal adversaire est la fiscalité. «La manière dont les banquiers et les financiers ont réduit à une peau de chagrin les mesures de régulation que les Etats voulaient prendre après la crise de 2008 l’illustre de façon éclatante. Les bonus les plus insolents sont repartis de plus belle dès 2009» (4).
S’appuyant sur les travaux de Thomas Piketty (5), J.L. Servan-Schreiber montre comment la tendance lourde dans les pays occidentaux se manifeste par la juxtaposition d’une croissance autour de 1,5% pendant que les rendements des capitaux tournent autour de 5%. Et c’est le patron de la banque Goldman Sachs, dont on sait le rôle cynique qu’elle a jouée dans la crise grecque,  qui célèbre ce triomphe de la rente jusqu’au délire: «Je ne suis qu’un banquier faisant le travail de Dieu. Cette phrase révélatrice et grotesque n’a pas été prononcée par un esprit dérangé, mais par le Primus inter pares des financiers de Wall Street, Lloyd Blankfein, patron de Goldman Sachs, la banque emblématique de la sécession des riches» (6).
Que le triomphe de l’argent et de l’individualisme apparaisse à un grand banquier de la planète comme «le travail de Dieu» donne la mesure de la perte des valeurs constitutives de nos sociétés.  Loin de se réfugier dans la complainte ou l’amertume critique, J.L. Servan-Schreiber voit dans l’interconnexion de tous les citoyens par les réseaux sociaux et l’essor puissant des ONG l’émergence d’une valeur montante dans les aspirations collectives. «Elle a, écrit-il, un joli nom, presque désuet, un peu oublié depuis la Révolution française (…) Peut-être aura-t-elle dû attendre le XXIe siècle pour que son temps arrive: la fraternité» (7).

(1)Jean-Louis  SERVAN-SCHREIBER : Pourquoi les riches ont gagné. Editions Albin   Michel, 2004, pages 20-21
(2) Id. pages 144-145
(3) Id. page 52
(4) Id. page 137
(5) Thomas PIKETTY : Le Capital au XXIe siècle, Editions du Seuil 2013.
(6) Jean-Louis SERVAN-SCHREIBER, op.cit. page 144. Le 14 mars 2012, le New York Times publiait la lettre de démission de Greg Smith de ses fonctions de directeur exécutif de Goldman Sachs : « Après douze ans passés dans la société, je crois y avoir travaillé assez longtemps pour comprendre l’évolution de sa culture. Et je peux dire en toute honnêteté que l’environnement y est désormais plus toxique et plus destructeur que jamais. Goldman Sachs est l’une des plus grandes et des plus puissantes banques d’investissement de la planète. Elle a tellement dévié, par rapport à ce qu’elle était quand j’y étais entré, que je ne peux plus, en mon âme et conscience, m’identifier à ce qu’elle incarne (…) Quels sont les trois moyens les plus rapides de grimper les échelons ? a) Convaincre les clients d’investir dans des produits dont nous cherchons à nous débarrasser parce qu’ils n’ont qu’un faible potentiel de rendement ; b) Pousser ses clients à acheter ce qui sera le plus profitable à Goldman. Vous allez me trouver démodé, mais je n’aime pas vendre à mes clients un produit qui n’est pas bon pour eux ; c) Se retrouver à un poste où l’on a comme mission de négocier des produits opaques affublés de sigles à trois lettres ». Cité par Gaël GIRAUD in Illusion financière, Editions de l’Atelier, 2013, pages 32-33.
(7) Id. page 149

Du désenchantement aux nouvelles naissances
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 10 février 2014

Si la Démocratie constitue le lieu où les citoyens libres et égaux, délibèrent sur le vivre ensemble, nous ne pouvons que constater sa crise grave. Il n’y a plus aujourd’hui de valeurs politiques, idéologiques ou éthiques fortes capables de dynamiser une majorité de citoyens. La fin des grandes idéologies et la perte de référence aux grands récits fondateurs, conduisent chacun à l’errance ou à la consommation télévisuelle d’un prêt à penser de plus en plus dérisoire. Après la chute du Mur de Berlin qui séparait deux projets antagonistes, celui de «la liberté» et celui de «l’égalité», nous assistons à la prolifération de puissances financières, économiques, nationalistes, fondamentalistes, qui minent  tout rapport à un bien commun. Les problèmes d’urgence tiennent toute la place dans la décision publique. Cela conduit à de très nombreux désenchantements militants.
Face à ce climat, la pire attitude serait de se laisser envahir par la dépression. Elle ne pourrait découler que d’une paresse nous ayant fait démissionner de nos responsabilités auprès d’appareils ou de figures médiatiques. Ce moment qui voit s’écrouler des références est aussi celui qui rend possible de nouvelles naissances. Ce n’est pas le monde qui s’écroule, mais la réduction de l’art de vivre ensemble à des dogmes socio-économiques. Plus radical que le sentiment de déception demeure la volonté têtue de construire un monde plus fraternel. C’est l’heure des mutants, des citoyens pour qui le goût de la vie et du partage est plus fort que leurs désillusions. Un maître mystique juif du XVIIe siècle, le Baal-Shem-Tov disait cela magnifiquement: «Que chaque matin, le monde devienne neuf pour nous, voilà la grande fidélité». Le mutant ne saurait être que l’homme des naissances.
Célébrer une naissance, c’est saluer une déprise. Les pouvoirs ont toujours peur des naissances, car elles balayent d’un sourire ironique leurs acquis et leurs certitudes. Tous les Hérode de la terre tueront les innocents par peur d’une naissance qui les «renverserait leur trônes».
Il paraît que ce n’est pas sérieux de naître quand on est vieux. Or il s’agit de la seule chose vraiment importante. C’est ce que Jésus explique à un maître en Israël, le fameux Nicodème, intellectuel de l’époque qui, courageux mais pas téméraire, vint le trouver de nuit. A cet homme de savoir et de pouvoir qui s’attendait à une discussion entre «maîtres», le Christ suggère de naître. Or, pour naître, il est invité à être attentif au souffle de l’Esprit dont «tu ne sais ni d’où il vient ni ou il va». Quelle déprise! A quoi bon nos sagesses, nos constructions, nos certitudes, nos économies, nos carrières si le souffle de l’Esprit peut nous faire appareiller pour de nouvelles aventures?
Voilà pourquoi, depuis Noël, ce sont les plus faibles, les plus exclus, qui ouvrent la voie vers l’avenir. Non pas au nom de je ne sais quel humanitarisme larmoyant, mais parce que ceux qui possèdent le moins  nous invitent à nous tenir dans les commencements de l’humain et à découvrir que le monde et l’histoire sont plus vastes que le périmètre de notre confort. C’est un thème récurrent de la Bible que de nous apprendre que «la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle».

Célébrer les naissances, c’est refuser de coloniser l’avenir dans des images toutes faites et des sagesses prudentes pour humer la naissance du vent et goûter la saveur des aurores.

Foi et action politique
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 3 février 2014

Le hasard d’un rangement de dossiers de documentation m’a remis sous les yeux un entretien de Jacques Delors accordé, il y a 10 ans, à l’hebdomadaire chrétien de spiritualité Panorama (1). Au moment où, à travers le monde, des extrémistes manipulent le sens religieux au profit de leurs intérêts politiques, Jacques Delors nous donne une analyse stimulante des rapports entre foi et action politique qui me paraissent toujours d’une grande actualité.
Celui qui fut pendant dix ans Président de la Commission européenne, dit son agacement de voir les journalistes lui accoler «le titre de catholique». «Je demeure allergique à toute affirmation publique de mes convictions religieuses et à tout lien avec ce que je pense et ce que je fais dans le domaine politique».  Il ajoute: «en ce qui concerne le domaine de la politique, on ne peut prétendre, au nom du Christ, distinguer ceux qui ont raison et ceux qui ont tort. Ou pire encore, les bons et les mauvais». Le Mouvement Vie Nouvelle à qui, dit-il, il «doit beaucoup, sinon tout», lui a appris que l’unité se fait au niveau de chaque personne et non dans l’instrumentalisation réciproque du religieux et du politique.
Cette foi chrétienne, qui l’empêche de souscrire aux croisades meurtrières aussi bien des néoconservateurs américains que des intégrismes des différentes religions, lui a également évité de tomber dans les impasses d’une certaine gauche qui ne voit le mal que dans les structures.  «Aux yeux de certains, dit-il, le monde ouvrier était porteur de l’avenir de l’homme, d’une société débarrassée de toute aliénation. Si je n’avais pas été catholique, peut-être aurais-je été tenté par cette conception, qui était presque une religion. Mais, pour moi, Dieu laisse à l’homme sa liberté. J’avais en tête cette pensée d’Emmanuel Mounier: «L’homme renouvelle perpétuellement la figure de ses aliénations». Donc, je n’ai jamais cru que l’homme n’était conditionné que par des structures économiques et sociales, et qu’il suffirait de les changer pour voir naître un homme nouveau. Et je suis un des rares, à gauche, à ne pas y avoir cru».
Jacques Delors définit ainsi la pratique de l’art politique comme résistance à deux tentations totalitaires. L’une prétend justifier l’action politique et militaire au nom de la Bible, du Coran ou de tout autre texte sacré réduit au statut de fournisseur de certitudes pour les hommes de pouvoir. C’est la dérive des fondamentalismes meurtriers qui sont, hélas, toujours d’actualité. L’autre voit la source de l’aliénation dans des systèmes économiques extérieurs à l’homme qu’il suffirait de changer. Elle a conduit à l’échec des régimes communistes. Ces deux tentations, en apparence opposées, ont en commun de refuser de voir que le bien et le mal traversent chacun d’entre nous. Les hommes de pouvoir s’identifient alors au bien et projettent le mal sur des boucs émissaires qu’il faut éliminer. Ils peuvent alors se lancer, sans trop d’état d’âme, dans des violences baptisées guerre sainte ou lutte contre l’empire du mal ou l’ennemi de classe. Contre ce simplisme mortifère, Jacques Delors nous invite à travailler pour l’avènement d’une société démocratique plurielle et, reprenant le propos d’Emmanuel Mounier,  à rester lucide sur nos capacités «à renouveler sans cesse la figure de nos aliénations».

(1) Jacques DELORS : Je ne connais rien de plus humain que la foi chrétienne. Entretien publié dans  Panorama  n° 403, octobre 2004

La fracture sociale s’invite au Forum de Davos
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 27 janvier 2014

Chaque année l’élite du monde politique et économique de la planète se retrouve dans la station des Alpes suisses de Davos. Plus 40 chefs d’Etat, 1500 leaders économiques et 300 personnalités publiques participent, du 22 au 25 janvier,  à ce 44e Forum économique mondial qui, aborde, pour la première fois,  la question de l’inégalité des revenus. La croissance de ces inégalités devient une menace croissante pour l’économie mondiale. Dans le rapport inaugural des organisateurs du Forum, on peut lire ceci: «Le fossé persistant entre les revenus des citoyens les plus riches et ceux des plus pauvres est considéré comme le risque susceptible de provoquer les dégâts les plus graves dans le monde au cours de la prochaine décennie».
Tous les dévots de la «main invisible du marché», providence laïque qui devait transformer les vices privés de la cupidité (1) en vertus publiques de la redistribution,  devraient méditer les chiffres  publiés dans le rapport annuel de l’ONG OXFAM. «La fortune du 1 % de l’humanité le plus riche s’élève à 110 000 milliards de dollars (81 126 milliards d’euros), c’est-à-dire autant que celle possédée par les 99 % restants. Ou encore 1 % des Américains les plus fortunés se sont appropriés 95 % de la croissance postérieure à la crise financière depuis 2009 et les 90% les moins riches se sont appauvris. Sept personnes sur dix vivent dans un pays où l’inégalité économique a augmenté au cours des trente dernières années» (2).  En Europe, la richesse combinée des dix personnes les plus riches  dépasse le coût total des mesures de relance mises en œuvre dans l’Union Européenne entre 2008 et 2010.
Le moine bouddhiste et traducteur français du Dalaï Lama, Matthieu Ricard est invité cette année au Forum. Auteur d’un livre récent intitulé Plaidoyer pour l’altruisme (3), il est cofondateur d’une association humanitaire qui a développé  130 projets au Népal, au Tibet et en Inde dans les domaines de la santé, de l’éducation, des aides sociales  ou pour la construction de ponts. Interrogé sur sa participation à ce Forum et son analyse de la crise mondiale, il déclare ceci : «C’est une crise de l’avidité, de la stupidité et du manque de régulation. C’est un système malsain! Il faut une régulation intelligente, faite d’altruisme. Pas pour museler l’entreprise. Mais si on dérégule à outrance comme cela a été le cas aux États-Unis depuis Ronald Reagan, on aboutit à ce que certains détournent le système à leur profit. Il faut une économie positive, qui facilite le commerce équitable ou les investissements éthiques» (4).
Le Pape François a adressé un message  au Forum pour lui demander  «de veiller à ce que la richesse puisse servir l’humanité et non pas la gouverner».  Car, pour lui, «ce serait une fausse paix sociale que celle qui servirait d’excuse pour justifier une organisation sociale qui réduit au silence ou tranquillise les plus pauvres, de manière à ce que ceux qui jouissent des plus grands bénéfices puissent conserver leur style de vie sans heurts» (5).

(1)Cf.  l’ouvrage de l’économiste et prix Nobel américain Joseph STIGLITZ : Le triomphe de la cupidité, éditions Les Liens qui Libèrent, 2010.
(2)Le danger de la montée des inégalités au menu du Forum de Davos, Site du Journal « Le Monde » du 21 janvier 2014.
(3)Matthieu RICARD : Plaidoyer pour l’altruisme. La force de la bienveillance, Editions Nil, 2013.
(4)Matthieu RICARD : Nous vivons une crise de l’avidité, de la stupidité et du manque de régulation. Entretien sur le site YOUPHIL http://www.youphil.com/fr/article/06876.
(5)Pape FRANCOIS : Exhortation apostolique, La Joie de l’Evangile, Editions Bayard, Cerf, Fleurus-Mame, 2013,  § 218
Solidarité et peur du déclassement
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 20 janvier 2014

La dernière enquête internationale du réseau Gallup International montre que la France reste la championne du monde du pessimisme économique. L’étude montre que c’est la classe moyenne qui se montre la plus craintive pour l’avenir. C’est la «peur du déclassement» analysée avec beaucoup d’acuité par l’économiste Eric Maurin dans un ouvrage portant ce titre (1). Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, il analyse avec lucidité le malaise profond d’une  société française restée crispée, à ses yeux, sur la recherche de statuts censés la protéger contre les aléas des crises.  Dans un entretien accordé au journal Le Monde, il s’exprimait ainsi: «Dans notre vieille société hiérarchique, la dignité sociale est historiquement attachée à la conquête et à la conservation d’un statut. Ce qui a changé depuis l’Ancien Régime, c’est que les statuts ne s’héritent plus de père en fils mais doivent se reconquérir à chaque génération au terme d’une lutte généralisée. Dans un tel contexte, chacun commence sa vie avec la crainte de ne jamais trouver sa place, et la finit avec l’angoisse de voir les protections chèrement acquises partir en fumée ou ne pas pouvoir être transmise à ses enfants» (2).
La société française connaît un fossé de plus en plus grand entre salariés protégés par un statut et ceux qui sont exposés leur vie durant à la possibilité d’un licenciement. Et aujourd’hui, c’est avec des contrats de travail précaires que les jeunes entrent dans la vie active. Dans ce contexte, l’action politique devient très difficile. «Pour conjurer le déclassement, déclare Eric Maurin, les politiques sont contraints de renforcer les protections dont bénéficient déjà les salariés les plus protégés. (…) À l’inverse, pour lutter contre la peur du déclassement, il faut réduire l’écart gigantesque entre ceux qui sont protégés et les autres, car c’est ce gouffre qui est le principe même de la peur. On voit bien que ces deux politiques sont largement incompatibles» (3).
Au lieu d’un sauve qui peut généralisé, la crise  nous invite, au contraire, à reconstruire des solidarités. Le dernier hors série publié par le journal La Croix intitulé Toute l’énergie  du monde constitue une excellente illustration de ces constructions solidaires.  A travers récits, témoignages, initiatives dans le monde entier on constate que ce goût de la fraternité habite toujours nos sociétés. Ce qui fait écrire à Jean-Claude Guillebaud, au terme de ce dossier: «Après trente-cinq années de crise socio-économique, alors que la dislocation menace, la cohésion sociale est sauvée de la déroute par l’action  de quelques centaines de milliers de travailleurs sociaux, bénévoles, animateurs de mouvements associatifs, autant d’hommes et de femmes qu’on pourrait comparer à des sentinelles du désastre (…) Quand la politique paraît s’enliser dans l’impuissance ou la médiocrité, grâce à eux, nos sociétés civiles sont moins passives ou découragées qu’on ne le croit. (…) C’est à travers ces actions ponctuelles, ces minuscules utopies réalisables, ces initiatives hors marché que s’invente le monde de demain et que se refonde, mine de rien, l’action politique au sens le plus noble du terme» (4).

(1)Eric MAURIN : La peur du déclassement Editions du Seuil 2009.
(2)Eric MAURIN : Toute réforme sera perçue comme une remise en cause d’un statut acquis ». Entretien dans le journal Le Monde du 8 octobre 2009.
(3)Idem
(4)Jean-Claude GUILLEBAUD : Des anges gardiens veillent sur l’espérance in Cahier hors série du journal La Croix intitulé Toute l’énergie du monde. Des récits, des initiatives, des témoignages qui donnent envie d’agir, janvier 2014, page 125

La «commode indifférence» des marchés financiers
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 13 janvier 2014

Paul Jorion, économiste et anthropologue, n’est pas seulement un intellectuel ayant enseigné dans plusieurs universités européennes ou américaines, c’est aussi un homme de terrain qui a travaillé aussi bien à la FAO sur des projets de développement en Afrique que comme spécialiste sur la formation des prix dans le milieu bancaire américain ou comme trader dans une banque française. Dans une chronique qu’il vient de donner au journal Le Monde il nous invite à remettre en cause les dogmes et lieux communs des milieux financiers qui, parfois, s’abritent derrière l’économiste John Maynard Keynes (1883-1946): «Keynes serait consterné, comme il le fut toujours, devant les politiques d’austérité et rejetterait avec horreur notre invocation sentencieuse d’un impératif de «compétitivité», l’aimable euphémisme auquel nous recourons pour désigner la politique cynique du «moins-disant» salarial». Et il ajoute «Keynes attirait notre attention sur le fait que, dans notre représentation des processus économiques, les revenus de la «classe de ceux qui gagnent leur vie» sont considérés comme compressibles et à tout moment négociables, alors que ceux de «la classe des investisseurs» et de la «classe des affaires» sont spontanément jugés comme non négociables et non compressibles» (1)
Les experts nous expliquent qu’il s’échange par jour 50 à 100 fois plus de signes monétaires que de productions dans le temps soit disant «réel» des réseaux informatiques mondiaux. Celui qui « s’enrichit » aujourd’hui l’est de moins en moins dans la fabrication de produits, mais dans la « spéculation », c’est à dire dans la manipulation  de l’outil de transaction monétaire transformé en finalité. Cette fascination idolâtre rend « bête », c’est à dire qu’elle stérilise toute renouveau de la pensée (ce sont les fameux «incontournables» et autres «cercles de la raison » chers aux grands prêtres du marché mondialisé), et rend « méchant », c’est à dire qu’elle sacrifie tout l’humain à la logique des marchés financiers, les salariés étant réduits à des «variables d’ajustement».
Dans sa récente exhortation apostolique, Le pape François écrivait ceci: «La dignité de chaque personne humaine et le bien commun sont des questions qui devraient structurer toute la politique économique, or, parfois, elles semblent être des appendices ajoutés de l’extérieur pour compléter un discours politique sans perspectives ni programmes d’un vrai développement intégral. (…) C’est gênant de parler d’éthique, c’est gênant de parler de solidarité mondiale, c’est gênant de parler de distribution des biens, c’est gênant de parler de la défense des emplois, c’est gênant de parler de la dignité des faibles, c’est gênant de parler d’un Dieu qui enseigne un engagement pour la justice. (…) La commode indifférence à ces questions rend notre vie et nos paroles vides de toute signification» (2).
On comprend dès lors ce propos du Pape François qui ne devrait laisser indifférent aucun homme politique: «Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes de la pauvreté, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème» (3).
(1)Paul JORION : La leçon du vrai Keynes in supplément Eco&Entreprise du journal Le Monde du 7 janvier 2014, page 10
(2)Pape FRANCOIS : La Joie de l’Evangile, Editions Bayard, Cerf, Fleurus-Mame, 2013,  § 203
Idem, § 202

Choisir l’hospitalité
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 6 janvier 2014

Je ne saurais mieux traduire mes vœux pour la nouvelle année qu’en reprenant le titre du très intéressant supplément mensuel de l’hebdomadaire Témoignage Chrétien : « Choisir l’hospitalité ». Dans l’éditorial qui ouvre ce dossier, on peut lire ceci : « Nous avons découvert que l’hospitalité n’est pas seulement affaire de bon sentiment ou de générosité, elle est tout simplement la  condition de notre humanité. (…) Accueillir, c’est toujours être accueilli. Oui, l’hospitalité met radicalement en jeu notre humanité, elle n’est pas affaire de guichet et de visa » (1).  L’année 2014 sera  celle des élections municipales et européennes qui risquent d’être l’occasion de dérapages nationalistes et xénophobes. Il est important, au moment où Geneviève Jacques, la nouvelle présidente de la CIMADE, dénonce « un climat ambiant de plus en plus pollué par des propos toxiques qui se répandent de différentes manières, parfois de façon grossière, sous forme d’injures racistes scandaleuses et de déchaînement de paroles nauséabondes dans les réseaux sociaux ou, d’une façon plus policée en apparence, mais non moins empoisonnées, proférés par des hommes politiques « décomplexés » (2),  de retrouver le rôle essentiel de l’hospitalité
Cette question se situe au cœur de l’aventure humaine comme l’avait admirablement exposé le philosophe Paul Ricoeur dans une Conférence donnée en 1997 aux Semaines Sociales de France (3). Ce texte s’appuie sur l’exhortation biblique à l’hospitalité : « L’étranger qui réside chez vous sera pour vous comme un compatriote, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Egypte » (3).  Et en effet, l’étranger va nous  ébranler dans ce que Ricoeur appelle « ce pouvoir discrétionnaire qui est pour nous rassurant et qui conforte la certitude de savoir ce à quoi nous appartenons, à défaut de savoir qui nous sommes ». Alors commence un itinéraire de déstabilisation, la découverte de notre propre étrangeté. Comme l’analyse Ricoeur : « l’identité profonde, celle qui correspond à la question « qui suis-je ? », et que masque l’identité d’appartenance, se découvre tout d’un coup d’une incroyable fragilité ».
Ainsi, bien loin de l’image  de la charité exercée vers des exclus par des personnes installées dans un confort matériel et idéologique, il s’agit de partager une aventure commune avec tous les hommes et de savoir ensemble habiter cette terre dont nul ne peut se dire le possesseur absolu.  Ecoutons encore Paul Ricoeur : « L’hospitalité peut se définir comme le partage du « chez-soi », la mise en commun de l’acte et de l’art d’habiter. J’insiste sur le vocable habiter : c’est la façon d’occuper humainement la surface de la terre. C’est habiter ensemble. A cet égard je ferai remarquer que le mot œcuménisme vient du mot grec qui signifie « terre habitée ». Eh bien, l’hospitalité s’inscrit à la racine morale de l’acte d’habiter ensemble » (4).

(1)Supplément mensuel au n°3568 de l’hebdomadaire Témoignage Chrétien du 26 décembre 2013, page 1www.temoignagechretien.fr
(2)Geneviève JACQUES : Quand les plus beaux mots deviennent des gros mots. Idem, pages 41-42
(3)Paul RICOEUR : Etranger, moi-même. Conférence donnée au cours de la session 1997 des Semaines Sociales de France : L’immigration, défis et richesses. Cf. www.ssf-fr.org.
(4) Lévitique, 19, 34
(5) Dans le dossier de Témoignage Chrétien, on peut lire une illustration concrète de cet art d’habiter ensemble à travers le Témoignage de Jo SPIEGEL, maire de Kingersheim, président délégué de Mulhouse-Alsace-Agglomération, intitulé : Accueillir les Manouches. L’expérience « voie médiane. Il écrit ceci : « Il n’y a pas de fraternité qui n’est pas construite et la démocratie n’est pas théorique, elle se construit avec, par et pour les gens. L’exigence de la fraternité vaut pour tous : élus, habitants et population manouche. Pour un homme politique, ce projet et un sujet casse-gueule. Si on ne le faisait pas, on ne prenait pas de risque, on ne faisait pas de vague, on n’aurait pas eu de critiques. Mais cela aurait été injuste et indigne de nous. Car la première responsabilité d’un élu, c’est le courage. C’est aussi le courage d’un chrétien engagé. Il faut être à la pointe du combat républicain » page 44.
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